Samedi 2 juin le festival des Amateurs Virtuoses accueillait Marie-Ange Nguci, pianiste de 20 ans dont on commence à beaucoup parler, et dont la leçon de piano, différente de Claire Désert, réunissait une transcription d'orchestre ("L'apprenti sorcier" de Paul Dukas, à deux pianos) et un concerto pour piano... pour deux pianos (le Premier de Chopin, le second piano "étant" l'orchestre!) Nguci m'a impressionné par sa jeune maturité et par la sûreté et la précision de ses remarques.
Le diabolique "Apprenti sorcier"
Je ne sais de qui est cette transcription pour 2 pianos: de Paul Dukas lui-même? Brice Martin et Julien Kurtz, par ailleurs directeur artistique du festival, s'installent. Ils ont confié n'avoir pas beaucoup répété (ils donneront cet "Apprenti sorcier" dans la soirée d'adieu consacrée à la musique française, à laquelle je n'ai pu assister) et Kurtz, qui a les thèmes (Martin a les accompagnements), a effectivement quelques hésitations. Là aussi (voir hier avec Claire Désert) c'est joué "avec tous les doigts" (et l'exercice est virtuose) bien "dans l'esprit", c'est plein de musique mais la musique est-elle là toujours au bon moment? Le fameux thème, parfois trop sage, parfois repris sans le faire évoluer. La montée en puissance de l'apprenti. Le coup de théâtre avant une deuxième partie plus diabolique encore et le retour au calme (qui rappelle étrangement celui de la "Danse Macabre" de Saint-Saëns)
Raconter une histoire en musique
Nguci reprend la main. Et l'on découvre d'ailleurs qu'elle est aussi chef d'orchestre et qu'elle a dirigé cette oeuvre. "J'ai suivi un Erasmus à Vienne de direction d'orchestre. On a même vu passer Gergiev (Valery) et Muti (Riccardo) mais ils sont vraiment passés" dit-elle en mimant une fuite...
Elle travaille dans deux directions, avec un enthousiasme qui fait que cette leçon de piano va presque durer une heure et demie! Elle ne compte pas son temps. Et, comme Désert, insiste sur le contexte: l'histoire racontée, tirée d'une ballade de Goethe et la notion de "poème symphonique" (peut-être moins familière à des pianistes) qui suit une histoire toute tracée. L'apprenti, le seau qui se promène, l'eau répandue, l'inondation, le dédoublement du balai, le diable qui ricane derrière l'apprenti, le retour du sorcier qui réduit le sortilège en cendres.
Retrouver aux pianos les timbres de l'orchestre!
Evidemment, moi, je pense à Mickey dans "Fantasia". Nguci fait d'abord constamment référence aux instruments utilisés par Dukas (d'une richesse sonore d'un grand connaisseur de l'orchestre) Cela induit d'en trouver l'équivalent pianistique: son de flûte, sonnerie du cor, mélange des violoncelles et des trombones. Cela induit aussi le relief de certains passages joués par le second piano et que le premier s'efface un peu dans ces cas-là. Retrouver à deux pianos la richesse d'un pareil orchestre: exercice périlleux mais excitant.
Mais il y a plus: donner le sentiment de l'étrange. Faire sentir dès les premières notes l'instabilité du thème, le balai, le seau, qui entament leur claudication. C'est cette rythmique incertaine que n'avaient pas tout à fait trouvée nos deux pianistes et qui est vraiment la "signature" de l' "Apprenti sorcier", dont le "Scarbo", le petit lutin de Ravel, sera le jeune cousin. Dans le passage où le seau et le balai se dédoublent, Kurtz et Martin vont, en le rejouant, mettre en relief la bizarrerie sarcastique voulue par Dukas... et Nguci!
De la poésie, pas assez de couleurs
C'est un autre style auquel se livre Julien Lombardo: le mouvement lent du premier concerto de Chopin. Kurtz l'accompagne avec mérite car la partie "orchestre", même réduite au piano, n'est pas très passionante. Le jeu de Lombardo est d'un toucher très délicat, très poétique, il me paraît manquer de relief, de couleurs; mais Marie-Ange Nguci le félicite, pour la beauté sonore qu'il y a mis. Elle a d'ailleurs ce concerto à son répertoire, qui est, comme le second concerto (pourtant composé d'abord), d'un Chopin jeune, un peu plus de vingt ans (l'âge de Nguci)
"Le piano est une cantatrice"
Elle insistera tout de même sur la nécessité de mettre à tel endroit plus de douceur, à tel autre plus de rêves;; De renforcer les attaques des thèmes (pour briser la placidité que j'y voyais) Elle rappelle, comme Désert l'avait fait, que "les annotations d'un grand compositeur sont essentielles, comme l'est la ponctuation chez un grand écrivain. Elle compare aussi la résonance à donner à certaines notes (l'usage de la pédale, vaste souci des pianistes!), à la diffraction de l'écho en montagne, écho qui s'éteint par touches sonores.
Quand on écoute ce concerto après, la veille, la "Ballade numéro 4", on est frappé par la simplicité de la polyphonie, le chant du piano à pleines notes. Chez ce Chopin encore jeune il y a l'influence de l'ami Bellini. "C'est du bel canto, dit justement Nguci. Songez chant. Le piano, ici, est une cantatrice, qui fait des trilles, des roulades, des vocalises". Et il est remarquable que Lombardo, bardé de ces bons conseils, rectifie ou approfondisse de lui-même les passages aussi où la jeune pianiste ne lui a rien dit précisément.
Le psychiatre et les compositeurs français
J'aurai tout de même le temps d'entendre deux concerts des amateurs. Brice Martin d'abord, psychiatre (de cas difficiles) dans un hôpital de Lyon, qui encadre Debussy (compositeur imposé cette année, centenaire oblige) de Fauré et Ravel. Il y joint Mompou, cet Espagnol qu'on redécouvre de plus en plus: les " Pessebres" sont trois portraits d'un grand pouvoir d'évocation ("L'ermite"!) et plus chantants que d'autres oeuvres de Mompou. Martin joue Fauré avec beaucoup de lumière (3e Prélude, 13e Nocturne, deux oeuvres de la fin). Dans Debussy, ses "Pas sur la neige" ont un beau sens du silence, sa "Plus que lente" manque un peu d'ironie. Il ne réussit pas à construire une "Vallée des Cloches" de Ravel trop confuse mais son "Ondine" (qu'il joue par coeur) est très belle, fluide et poétique.
Rachmaninov for ever
Olivier Korber, analyste financier de haut rang, hésite désormais avec une carrière de pianiste. Il a tous les atouts pour franchir le pas. Dans les "Images, livre II" de Debussy, il a du mal avec les silences laconiques d' "Et la lune descend sur le temple qui fut" mais s'ébroue en jolies couleurs dans "Poisson d'or". Les "Variations sur un thème de Corelli (celui de "La Follia")" de Rachmaninov lui vont mieux au teint. Par la virtuosité, le sens de la construction, si difficile dans ces séquences éclatées, qui rappellent furieusement celles de l'opus suivant, la fameuse "Rhapsodie sur un thème de Paganini" . Korber finit par "Crépitements", une oeuvre de sa composition. Je lui dirai que cela me fait penser à l'écriture de Prokofiev. "Je le prends comme un compliment" me répondra-t-il.
Leçon de piano de Marie-Ange Nguci avec Julien Kurtz et Brice Martin ("L'apprenti sorcier" de Dukas, version à 2 pianos), avec Julien Lombardo (1er concerto de Chopin), le 2 juin, Fondation Dosne-Thiers, Paris
Concert de Brice Martin: Fauré, Mompou, Debussy, Ravel.
Concert d'Olivier Korber: Debussy, Rachmaninov, Korber.
Notez que Marie-Ange Nguci fera le 23 juin l'ouverture du festival Chopin aux jardins de Bagatelle à Paris.