Deux grands chefs, Michel Plasson et Emmanuel Krivine, célèbrent le centenaire de Debussy

Michel Plasson C) Eric Cabanis, AFP

Retour (avec retard) sur deux concerts célébrant le centenaire de la mort de Debussy. Dans l'ordre d'entrée en scène l'orchestre des Concerts Lamoureux, l'orchestre national de France. Et un invité-surprise, Maurice Ravel!

 

Au théâtre des Champs-Elysées c'est un vieux monsieur qui s'avance à pas comptés, presque hésitants. Il est habillé d'une chemise et d'un pantalon noir. Le vieux monsieur monte sur l'estrade, s'empare de la baguette et... aussitôt, la précision, l'autorité...

Michel Plasson et les cent ans de la mort de Debussy

Ce vieux monsieur, c'est Michel Plasson, 85 ans l'automne prochain. Il ne dirige plus trop, il avait annulé il y a quelques mois la reprise de "Werther" de Massenet à l'Opéra-Bastille. Mais les circonstances sont exceptionnelles: on est le 25 mars 2018, il y a cent ans exactement, vers 10 heures du soir, mourait encore jeune (55 ans) un des plus grands musiciens de tous les temps, Claude Debussy. Comment résister quand on vous propose le concert-anniversaire d'un centenaire de ce niveau?

Plasson est donc aujourd'hui le chef de l'orchestre des Concerts Lamoureux: l'image de celui-ci a longtemps été désuète, comme celle des Concerts Colonne ou des Concert Pasdeloup, liés à des programmes sans risque du dimanche après-midi devant des publics à la moyenne d'âge élevée. C'est un peu le cas cette fois-ci où les têtes chenues dominent. Pas dans l'orchestre, où pas mal de jeunes musiciens sont visibles. Les Concerts Lamoureux ont bénéficié des années où le vibrionnant Yutaka Sado était leur titulaire, et de quelques années aussi avec Fayçal Karoui.

Nos amis des concerts Lamoureux C) Frank Perry

Les Lamoureux, créateurs de "La mer"

On suppose cependant que ce qui a convaincu Plasson, c'est que deux des oeuvres de ce concert ont été créées par les mêmes Concerts Lamoureux dont la plus emblématique, "La Mer". C'était le 15 octobre 1905, sous la direction de Camille Chevillard, grand chef et gendre de Charles Lamoureux. Dès l'entrée du hautbois, dès le grondement des violoncelles en pizzicati, se met en place une alchimie sonore dont Plasson est le juste maître: le maître Neptune d'une première vague, puis d'une deuxième plus puissante retombant au point exact attendu, avec calme et majesté. Certes, on sent parfois quelques pupitres incertains dans le placement rythmique exigé. Mais Plasson réussit à tout nous faire percevoir de cette orchestration cristalline, frémissante, incroyablement subtile, un critique avait même dit que "Monsieur Debussy est tel Eole, le dieu des vents, soufflant à travers une immense harpe qui serait l'orchestre"

Equilibrer la masse des sons jusqu'à la transparence

Oui, on entend tout, à la manière d'un Boulez dont je thésaurise le premier enregistrement de "La mer". Mais Plasson y parvient d'une autre manière, sans s'attacher à l'incroyable modernité de l'oeuvre. Il s'agit de rendre toute cette dissolution mélodique, fragments qui passent d'un instrument ou d'un groupe d'instruments à l'autre, en en respectant la clarté, le scintillement sonore. Cela suppose (et la main gauche de Plasson est éclairante à ce sujet, gonflant le son des violons, caressant celui des hautbois, retenant celui des cors) d'équilibrer la masse des sons, masse en même temps si transparente, en donnant plus d'importance aux instruments qui conduisent la mélodie ou la voix principale, tout en abaissant instantanément le volume de tous les autres, à condition que chacun y trouve lui aussi son volume exact, pour que la tapisserie sonore de Debussy soit la plus transparente et la mieux équilibrée possible.

Les mouettes et les falaises de Monet

Plasson, qui dirige par coeur, est un alchimiste de cette clarté de texture-là. Dans le deuxième mouvement, "Jeux de vagues" (Jean Barraqué, j'emprunte sa citation au programme, en disait "C'est une pulvérisation sonore telle que le temps musical en devient presque insaisissable"), on est ravi de cette petite descente des flûtes comme des mouettes, du chant du hautbois tel un cormoran, du triangle qui nous dit le jeu du soleil sur l'eau. Rien n'est plus pictural que cette partition où tout à coup les falaises normandes de Monet s'inscrivent sous nos rétines.

Et Plasson de nous inquiéter un instant quand, dans le "Dialogue du vent et de la mer", l'enthousiasme de sa battue le fait sautiller, danser sur place, oubliant ses 84 ans.

Michel Plasson C) Boris Horvat, AFP

Nocturnes et technicolor

Les "Nocturnes", plus faciles pour l'orchestre (qui créa aussi les deux premiers en 1900) sont un de mes Debussy favoris. "Nuages" est une admirable étude de gris à la Nicolas de Staël, où le ciel évolue doucement, et qui pourrait être ce soir encore plus hypnotique. Dans "Fêtes", la petite mélodie qui arrive de loin sur le chemin de campagne et s'approche peu à peu, jouée par une harmonie de village, est parfaitement rendue. Je ne m'en lasse pas (beau travail des harpes). Quant à "Sirènes" il est passionnant de les VOIR. Le choeur du COGE (Cheur et Orchestre des Grandes Ecoles)  qui est un choeur amateur, se débrouille très bien, après quelques secondes d'angoisse, dans les réponses alternées, sopranos d'un côté, altos de l'autre, réponses qui doivent circuler à la demi-seconde près comme un fil continu qui entoure et emprisonne les marins séduits.

Après l'entracte nous entendîmes "L'enfant prodigue": longue (et un peu longuette) cantate avec laquelle un Debussy de 20 ans gagna le Prix de Rome. On y reconnait parfois le futur Debussy (hautbois et flûtes orientalisants), avec un orchestre en technicolor, on y reconnait surtout Fauré,  "Lakmé", Bizet ou Massenet. On est heureux de retrouver la trop rare Annick Massis en Lia (la maman), dans une tessiture tendue qu'elle met un peu de temps à maîtriser (très beaux graves mais vibrato dans les aigus). Julien Dran est un impeccable Azraël (le fils) , voix "blanche" bien timbrée, prononciation excellente. Et Pierre-Yves Pruvot (le papa) impose son profond baryton.

Le "Printemps" est dans les notes

La veille à l'auditorium de Radio-France, c'étaient d'autres merveilles, finalement pas si jouées. D'abord "Printemps", que Debussy composa à 25 ans pour quatre mains. Puis qu'il voulut orchestrer, sans jamais le faire. Pour en confier le soin à son disciple, Henri Büsser, mais en supervisant son travail. Büsser était un très bon musicien (on aimerait entendre plus souvent son autre travail debussyste, la délicieuse "Petite suite") et son "Printemps" est orchestré plus "Debussy" que nature: des éclats de trompettes dans le tapis ruisselant des cordes, quelques explosions sonores (les cuivres ne sont pas toujours parfaits) et comme une grande procession profane en coda: les violons violinent les hautbois hautboisent, les percussions percussent, c'est un "Printemps" tel que nous en rêvions quand nous ne l'avions pas encore.

Emmanuel Krivine C) Christophe Abramowitz, Radio-France

Images d'Ecosse et d'Espagne

Ce fut moins bien avec les "Images". Partition complexe où deux pièces courtes ("Gigues" et "Rondes de printemps") en encadrent une plus longue, en trois mouvements, "Iberia". A chaque fois des références folkloriques qui, si elles sont évidentes dans "Ibéria" le sont moins dans "Gigues" (danses d'Ecosse) et dans  Rondes de printemps" (celles du terroir français comme "Nous n'irons plus au bois"). Mais c'est surtout que le climat des deux plus courtes pièces est assez proche: c'est le Debussy impressionniste qu'on a entendu dans "Printemps". Celui d' "Ibéria", au contraire, malgré ses titres précis ("Par les rues et par les chemins", "Les parfums de la nuit", "Le matin d'un jour de fête") et les notes encore plus précises du compositeur ("Il y a un marchand de pastèques et des gamins qui sifflent") relève plus de la veine debussyste de l'expérience sonore, appliqué cette fois à une Espagne âpre et mystérieuse où les timbres flamboyants doivent être joués en clair-obscur par des hidalgos.

Ce n'est pas tout à fait ce que fait Krivine, rivé au texte, à la complexité des rythmes, de sorte qu' "Ibéria" manque de tranchant et d'ombres, puis de rutilance. Surtout, contrairement à Plasson, Krivine ne parvient pas toujours à clarifier l'orchestre, qui, au lieu de se fondre, s'accumule, risquant la saturation sonore. Le morceau le plus réussi est "Rondes printemps" où, cette fois, tout le monde s'amuse: ça fuse, ça poétise, ça tapisse, ça dialogue, le violon solo fait trois notes, la clarinette lui répond, avant une jolie coda qui nous renvoie, sur un rythme de ronde, à la gigue.

Ravel l'indifférent

Avant cela on avait fait un tour par l'univers ravélien, les trois mélodies de "Schéhérazade" Nulle allusion à l'héroïne des "1001 nuits" qui est le titre du recueil de Tristan Klingsor dont Ravel a extrait trois textes. Le plus long est "Asie" qui cite tout de même Sinbad, et, par Damas et la Perse, s'achève dans la Chine lointaine. A noter que la troisième mélodie, "L'indifférent", est dédiée à Emma Bardac. L'indifférent en question, nous dit-on, était clairement Ravel, mais Bardac, après avoir été la maîtresse de Fauré, épousera Debussy quelques temps plus tard... Voici donc comment Debussy et Ravel sont liés dans le programme: par le petit bout délicieux de la lorgnette!

Ce sont des mélodies de 1903 et Ravel n'a que 28 ans. Elles sont d'une orchestration très riche, pas vraiment à la pointe sèche comme le fera Ravel par la suite; pourtant, dans ses références aux temps anciens de la musique française et dans son étrangeté sonore, c'est du pur Ravel. D'une redoutable tessiture, comme les "Nuits d'été" de Berlioz, et d'ailleurs Régine Crespin, qui était une soprano avec toutes les notes de mezzo, a fait des deux cycles un enregistrement légendaire.

Karine Deshayes C) Martin Bureau, AFP

De l'Orient légendaire à la Chine lointaine

Karine Deshayes peine un peu plus, les notes les plus hautes lui posent des problèmes. En revanche on aime ces sons bien ronds de mezzo et, dans les passages lents, ses aigus gourmands étirés comme des guimauves. Et puis elle met, et c'est l'art de l'interprête, quelque chose d'enfantin dans sa voix, quelque chose du merveilleux de la découverte d'un livre d'images, dans un grenier, où sont représentés des vizirs et des mandarins, des coupoles dorées et des pagodes de bois sombre.

Et même si Krivine a tendance à "couvrir" un peu trop sa chanteuse (l'orchestre est trop fort), on sortira en cherchant "les parfums et les sons (qui) tournent dans l'air du soir" (prélude de "Claude de France"), parmi les orangers et les roses, de Séville à Ispahan.

Orchestre national de France, direction Emmanuel Krivine, avec Karine Deshayes, mezzo: Debussy (Printemps, Images), Ravel (Schéhérazade) Auditorium de Radio-France, Paris, le 24 mars.

Orchestre des Concerts Lamoureux, direction Michel Plasson, Annick Massis, soprano, Julein Dran, ténor, Pierre-Yves Pruvot, baryton, choeur féminin du COGE: Debussy (La mer, Nocturnes, L'enfant prodigue), Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 25 mars

A noter que sort aujourd'hui  un Cd de l'orchestre national de France dirigé par Emmanuel Krivine et réunissant, de Debussy, "Images" et "La mer" (Warner Classics/ Radio France)