Tout a commencé pour moi avec Le Journal à Quatre Mains que Benoîte Groult a écrit avec sa soeur Flora. J'avais 12 ans et j'étais déjà féministe. Mais je ne savais pas que j'en avais le droit.
Je prenais pour une sorte de (prise en) défaut ce viscéral sentiment de subir une accumulation d'injustices parce que j'étais fille (et encore, je n'avais rien vu de ce que ce serait dans l'espace public quand mes seins auraient poussé, dans le travail quand on me demanderait incessamment de prouver et re-prouver ma compétence, dans l'expérience de la grossesse et de la parentalité où l'on chercherait par tous les moyens de m'imposer l'idée d'un "instinct" qui devrait malgré moi me "recentrer" sur l'essentiel). J'avais 12 ans et je me reprochais cette colère de ne pas me sentir traitée à l'équivalent des garçons en croyant que c'était peut-être la marque capricieuse d'un tempérament jamais satisfait, d'un caractère trop impatient, d'une personnalité nerveuse et d'une nature d'emmerdeuse.
Tiens, Benoîte Groult écrivait justement, dans La Touche Etoile, son avant-dernier livre "J'avais tout de même réussi à rester une belle emmerdeuse toute ma vie... Et voilà pourquoi on m'apprécie aujourd'hui."
Il a fallu que Benoîte Groult soit de ce monde pour que l'on reconnaisse l'importance de celles que l'on appelle les emmerdeuses, celles qui ne laissent jamais passer un mot ou un geste sexiste, ne s'obligent pas à rire des blagues misogynes mais ironisent gaiement sur les photos d'assemblée 100% costume-cravate qui n'ont pas même conscience de vivre encore à l'ère du noir et blanc, celles qui corrigent quand on les appelle par un autre nom que le leur (au hasard, celui de leur conjoint) et donnent du "mondamoiseau" à qui les interpelle par "mademoiselle", celles qui ne voient pas en quoi féminiser leur titre ou leur nom de métier serait laid, ridicule ou nuisible à leur légitimité, celles qui rappellent inlassablement que l'égalité ne se justifie pas par des qualités féminines dont il serait grand gâchis de se priver mais répond seulement à l'impératif de justice inscrit au coeur de notre devise républicaine...
Benoîte Groult s'est fait la voix de toutes celles qui disent "non", ou comme le double féminin de Babbit, "je préférerais ne pas". A l'instar du héros de Sinclair Lewis, les femmes de l'oeuvre romanesque de Benoîte Groult résistent aux injonctions, imposent leur liberté sans se donner la peine au préalable de la revendiquer pour convaincre autrui de la leur gentiment accorder.
Ses héroïnes refusent de se conformer. A la sagesse attendue des jeunes filles (qui comme le dit l'adage vont peut-être au paradis ; quand les autres vont où elles veulent) dans le Journal à Quatre Mains ; aux figures imposées des relations entre femmes, bien plus ambiguës évidemment que faites de jalousie et de rivalité dès lors que leur monde ne tourne pas seulement autour des hommes, dans Féminin Pluriel ; aux destins trop linéairement tracés pour être le cap de vies honnêtes dans La part des choses ; aux carcans d'une époque, d'une culture, des mentalités dans Les trois quarts du temps ; aux codes d'une sexualité féminine que l'on préfère imaginer énigmatique, douillette et langoureuse que de la regarder en expression puissante du désir et de la jouissance au climax d'un égoïsme magnifique dans Les Vaisseaux du coeur ; à l'impératif de ne pas vieillir que le fantasme collectif du "féminin" lisse et tonique espère commander aux femmes contre les lois physiques de la gravité et de l'instabilité des corps vivants, dans La Touche Etoile...
Benoîte Groult était aussi essayiste. Ouvertement féministe, sans précautions, sans ambages, sans peur de déplaire, sans s'excuser de demander pardon de se tenir vent debout et toutes voiles dehors contre la misogynie et le machisme qui "tue tous les jours" alors que "le féminisme n'a jamais tué personne" avait-elle lancé un jour, offrant du même coup l'un de ses plus brillants slogans au mouvement féministe. En femme libre, elle n'avait pas besoin de préciser qu'elle n'avait rien contre les hommes quand elle défendait les droits des femmes.
Pour elle, la prétendue "guerre des sexes" n'était rien de plus qu'une sombre connerie inventée par ceux qui avaient peur que la montée en puissance des femmes les privent de pouvoir, alors que rien ne leur était demandé de plus que d'en partager les territoires. Et pas au nom d'un cadeau qu'ils feraient aux femmes dans un geste magnanime circonscrit aux périmètres de leur bonne volonté ; mais juste parce qu'elles constituent la moitié de l'humanité. L'argument, simple, direct et implacable, est celui d'Olympe de Gouges, dont Benoîte Groult fut la première à éditer la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne, avant de s'en faire la biographe, aussi rigoureuse dans le travail documentaire que communicative dans l'exercice d'admiration.
Benoîte Groult était une combattante. Le verbe pointu et le mot qui fait mouche, cette intelligence supérieure excellait dans l'art du débat, assumant préférer les questions qui agitent les esprits aux réponses qui les assagissent dans le confort lénifiant des idées arrêtées.
C'était aussi une fine plume, évidemment. Qui a l'instar d'une autre de mes modèles, Virginia Woolf, en avait sa claque que l'on réserve le titre de génie au masculin singulier : " "Citez-moi donc un Beethoven femelle ? Un Descartes ou un Picasso femelle ?" Et le dernier des minus de nous regarder, triomphant, comme si ces génies étaient de sa famille et que leur gloire rejaillit tout naturellement sur lui par le seul fait qu'il possède lui aussi une robinetterie apparente !" s'exclamait-elle dans le célèbre recueil d'entretiens Ainsi soit-elle que plus d'une féministe tient pour bible.
Convaincue après Woolf que "tuer la fée du foyer reste le premier devoir d’une femme qui veut écrire" et qu'il est juste de donner aux femmes le temps, l'espace et les moyens d'écrire (car comment s'inspirer et s'exprimer quand tout l'agenda et tout l'esprit sont occupés à faire du rangement dans les maisons fermées où l'on n'a pas même une chambre à soi), elle s'agaçait fortement que l'on ne puisse s'empêcher de qualifier les livres écrits par des femmes de "féminins", quitte à se vautrer dans le contre-sens quand c'est de l'oeuvre d'écrivaines comme celles-ci que l'on parle.
Groult était une formidable emmerdeuse qui, par sa personnalité, son franc-parler, son immense talent et son humour ravageur, a donné ses lettres de noblesse à l'insulte. On appelle ça un "retournement du stigmate", dans la pensée foucaldienne : c'est quand moi, femme et féministe, assumée, je reprends volontairement à mon compte et au crédit de ma fierté ce qui m'était adressé pour me disqualifier.
Je suis une emmerdeuse, fière de compter parmi celles et ceux qui ne veulent pas attendre demain, après-demain, dix ans ou dix siècles pour que l'égalité femmes/hommes devienne une réalité concrète. Cette passion qui me fait me lever, optimiste et blindée de courage chaque matin, je la dois en grande partie à Benoîte Groult, qui m'a accompagnée dans l'expérience de vivre en infatiguable militante au cours des trente dernières années... Et qui m'accompagnera encore longtemps.
Merci, merci, merci Benoîte.
"Car le féminisme ne se résume pas à une revendication de justice, parfois rageuse, ni à telle ou telle manifestation scandaleuse, c'est aussi la promesse ou du moins l'espoir d'un monde différent et qui pourrait être meilleur. On n'en parle jamais. Comme on ne nous parle jamais de ces femmes qui se sont battues pour nous".