Brigitte Trogneux ne sera pas enceinte (comme 50% des femmes françaises). Et alors?

Dans le contexte qui voit déferler des torrents de bave sexiste à l’endroit de la compagne du nouveau Président, la dernière Une de Charlie Hebdo a des airs de mollard qui fait déborder le tonneau. Montrant un Macron messianique, elle met en scène « le miracle » ultime qu’il pourrait accomplir : engrosser sa femme ménopausée. C'est direct, je sais, mais appelons une chatte une chatte, si vous voulez bien : c’est important pour la suite de ne pas se cacher derrière son petit doigt et sous sa langue de bois.

 

La première réaction de la féministe (hystérique, poilue, malbaisée, aigrie, rabat-djoy etc., faut-il le re-préciser à chaque fois) que je suis est un mouvement de recul. Ras les nibs de cette obsession de la meuf à Macron, et foutons donc la paix à cette femme pour laquelle nous n'avons pas voté ; c'est à son Jules que les citoyen.nes que nous sommes ont à s'adresser. La seconde, c’est une question que je me pose : qu’est-ce que je trouve insultant dans ce dessin, précisément ? Qu’une multi-énième vanne sur l’âge de Brigitte Trogneux franchisse une frontière supplémentaire dans le scabreux, en nous montrant une femme dépouillée de son intimité jusqu’aux ovaires. Et là, je me dis que, la caricature de Riss, sans être un chef d’œuvre de raffinement (Hey! Ca reste Charlie la potacherie ! Ce pour quoi on a presque toutes et tous crié « Je suis »), met utilement les pieds dans le plat.

Elle ne nous dit pas comme d’autres que le Président a un problème d’Œdipe, qu’il est forcément gay (et quand bien même il le serait, ou bien aurait une orientation irréductible à la binarité hétéro/homo, il serait où le problème ?) ou qu’il aime prendre des fessées.

Elle nous dit que notre Président n’a pas d’enfant et n’en aura pas avec sa compagne. Sapristi de sacrebleu, tout fout le camp ! On a un chef d’état qui n’est même pas chef de famille ! Boss de la nation sans être patron d’une portée !  On confie notre destin collectif à un homme de pouvoir qui n’a pas l’air d’avoir besoin de cocher toutes les cases de ce qui est regardé comme la réussite sociale, ni surtout de répandre sa semence pour faire allégorie de sa puissance ?

 

Et puis, à ses côtés, on a une femme (selon toutes probabilités) ménopausée. Comme à peu près 13 millions de Françaises. Les femmes de 50 ans et plus, c’est 19,6 % de la population de notre brave pays et une femme majeure sur deux. Eh oui, une femme sur deux que vous rencontrez ne « donnera » pas d’enfant à qui que ce soit. Pour des mentalités qui n’aiment rien tant que confondre la femme et la mère (potentielle, accomplie, instinctive, dévouée, débordée ou bien indigne), je comprends que ce soit un choc. Il y a au moins 50% de femmes majeures qui ont une actuellement, oui, oui, pendant que je vous parle, une vie affective et sexuelle non procréative. Et j’ai même un secret à vous révéler : de ce que j'en conclus des discussions avec mes copines, beaucoup s’éclatent comme jamais au pieu (et ailleurs).

Jusqu’ici, ces inutiles à la perpétuation de l’espèce, au repeuplement de la nation et à la transmission de la lignée d'un bon mâle étaient invisibilisées. Sorties de la cible marketing de la « ménagère de moins de 50 ans », très rarement présentées en modèles de beauté (en dehors de quelques Jane Fonda et Inès de la Fressange), presque jamais héroïnes de la littérature ou du cinéma (exception notable : l’extraordinaire « Aurore » qui vient de sortir sur les écrans), réduites à la rigueur à la seule figure positive de la grand-mère dynamique. Aucune figuration de la femme de 50 ans et plus en sujet désiré et désirant, en personne aimée mieux que d’affection tassée et de familiarité réconfortante, en individu épanoui par cet infini des choses de la vie qui ne se rapportent pas à la maternité.

Et voilà, on a, en face de nous, une femme de plus de 50 ans, épanouie, manifestement profondément aimée et visiblement aussi intensément aimante, qui n’a pas eu besoin de fonder une famille avec l’homme qui l’accompagne dans la vie pour exister auprès de lui. C’est la représentation d’un amour qui vient d’ailleurs que du ventre et se nourrit autrement que du projet de se reproduire. C’est l’incarnation d’une femme qui a autre chose à « donner » à un homme que des enfants. Pour nous femmes qui n’aurons pas d’(autres) enfants, pour nous qui ne voyons pas la parentalité comme l’aboutissement ni le centre d’une vie de couple, pour nous qui ne regardons pas la ménopause s'annonçant ou déjà là comme la fin de quelque chose ni comme quelque motif de gêne ou de honte, pour nous qui sommes heureuses et fières d’avoir notre âge (ne serait-ce que parce que ça écarte de notre passage les crétins amateurs de chair fraîche), pour nous qui désirons, aimons, jouissons gratuitement, pour notre bon plaisir et celui de nos partenaires, pour nous les anti-ménagères de moins de 50 ans pas mécontentes qu'on nous lâche l'utérus, cette Brigitte Trogneux qui ne sera pas enceinte, c’est une figure de femme libérée.