"Chèfe d'entreprise", vous trouvez ça "laid"?

 

Bonjour, je suis Marie Donzel et je suis auteure et chèfe d'entreprise. Je tiens sur le site de France TV Info un blog intitulé "Ladies & gentlemen" consacré à l'égalité femmes/hommes. J'ai la chance d'avoir de nombreux lecteurs et de nombreuses lectrices qui prennent le temps de commenter mes propos. Qu'ils et elles soient ici remercié-es.

Mais je m'étonne que quel que soit le sujet que j'aborde, il y ait parmi mes commentateurs et commentatrices toujours au moins une personne pour s'arrêter sur mon titre féminisé : "chèfE d'entreprise et auteurE". Il y a là manifestement quelque chose qui en chagrine plus d'un-e. Qui chagrine et qui irrite, surtout. Mais qu'est-ce qu'il y a de si urticant dans ce E pacifique que j'ajoute à mon titre sans forcer personne à en faire autant?

C'est dysorthographique!

"L'orthographe n'est pas votre fort" m'écrivait récemment une lectrice rejetant si fort mon E qu'elle me requalifiait d'autorité : "Vous n'êtes pas chèfe d'entreprise ni auteure, vous êtes chef d'entreprise et auteur" (ce qui me fit à peu près le même effet de dépossession que si elle m'avait dit : "vous n'êtes pas Marie Donzel, vous êtes Mari (!) Donzl).

La féminisation du titre et du nom de métier est-elle une question d'orthographe ? Pas vraiment. A la rigueur, ce serait plutôt une question de grammaire, interrogeant les éventuelles exceptions à la règle de l'accord des mots en nombre ET en genre dans la langue française. Plus exactement, la féminisation des noms de métiers est un sujet de linguistique. Science passionnante s'il en est, qui étudie le langage en tant que système social en contexte historique.

Dans le cadre de mon job, j'interviewai il y a quelques mois le grand linguiste Bernard Cerquiglini, professeur à Paris VII, recteur de l'Agence universitaire de la francophonie et co-auteur du rapport remis il y a une douzaine d'années à Lionel Jospin sur la féminisation des noms de métier. Lors de notre entretien, il m'apprit que je n'étais absolument pas avant-gardiste en féminisant mon titre mais que j'effectuais tout simplement un juste retour à la nature de la langue française. Zut! Je ne suis pas révolutionnaire! Mais chic, je ne suis pas en train de braquer la langue comme une violente terroriste crypto-extrêmo-hystéro-féministe!

Cerquiglini m'expliqua que jusqu'au XVIIIè siècle, on féminisait naturellement et systématiquement les noms de métier. Olympe de Gouges, parmi mes idoles, était donc une auteuresse. Pas parce qu'elle était féministe mais parce que toutes les femmes de son temps qui écrivaient étaient ainsi nommées.

Mais alors quand et pourquoi cette tradition de féminiser les titres s'est-elle perdue? Au siècle bourgeois! Ah! Le siècle bourgeois, son code Napoléon, ses femmes à la maison, son argenterie à astiquer et sa mode corsetée... Le grand siècle d'un mariage qui fit des femmes les inférieures dociles de leurs époux et des êtres de semi-identité passant de l'autorité et du nom du père à ceux du mari. A cette époque, s'appeler "Madame la préfète", c'était être "Madame l'épouse de Monsieur le Préfet".

Cerner cela, c'est indispensable pour comprendre la réticence qu'ont eu les premières femmes émancipées à féminiser leur titre : elles ne voulaient pas d'un "patronne" qui laisserait penser qu'elles n'étaient que la femme du patron quand elles avaient pris elles-mêmes les rênes d'une entreprise. Elles avaient à coeur de dire que leur "patron" n'était pas celui de la couturière maison mais bien celui de la femme de direction. Curieuse ironie : ce sont des femmes de tête qui ont imposé la masculinisation par défaut des grades et titres de haut niveau.

C'est la fonction qui prime!

Beaucoup de femmes exerçant des responsabilités préfèrent toujours aujourd'hui faire inscrire "directeur" plutôt que "directrice" sur leur carte de visite. Dans l'ensemble, ces femmes "directeurs" justifient ce choix avec une honorable sincérité et un surcroît d'humilité en disant leur souhait de faire passer la fonction avant la personne. Pour elles, ce n'est pas un masculin qu'elles emploient pour désigner leur titre, mais une forme de "neutre" bricolé avec les moyens du bord. C'est à dire avec pas grand chose : la langue française, m'expliquait encore Bernard Cerquiglini, ne connait une forme de "neutre" qu'au pluriel : c'est la fameuse règle du "masculin qui l'emporte sur le féminin" (règle que pour le coup, je transgresse en ayant opté de longue date la langue épicène). Ces femmes "directeurs" veulent être des femmes du corps des "directeurs et directrices" et pour cela, elles se désignent sous le vrai-faux neutre "directeur". Ca va, vous suivez?

Sauf que si on creuse un peu, comme je l'ai fait en interviewant de nombreuses femmes leaders à ce sujet, on découvre que derrière l'arbre de la neutralité affichée et de la "prime à la fonction", se cache la forêt des préjugés auxquelles elles souhaitent échapper. "Directrice, j'aime pas... Pour moi, ça fait directrice d'école..." m'ont-elles souvent dit. Nous y voilà! Directrice n'est pas le féminin symétrique de Directeur. Comme entraîneuse n'est pas celui d'entraîneur. Quand il se féminise, le métier est différemment considéré et souvent moins bien payé. Une de mes interlocutrices le disait sans détour : "Je suis directeur, parce que directrice, c'est 20% de moins sur la fiche de paye!" C'est un argument. Fort.

A l'inverse, quand le métier traditionnellement féminin est pratiqué par un homme, il faut alors lui trouver de toute urgence un nom valorisant. L’étymologie gréco-latine et/ou le lexique technique arrivent en renforts utiles : ainsi le sage-femme est-il devenu le maïeuticien. Le boulot est le même, les responsabilités identiques, la "femme" dans le mot "sage-femme" reste celle qui accouche et non la personne qui l'aide à coucher. Mais maïeuticien, c'est quand même plus facile à porter pour un homme que "sage-femme", n'est-ce pas? Ca fait plus sérieux et moins "domestique" (au sens de ce qui se passe dans la maison), plus technique et moins expérimental, plus pro et moins affectif...

C'est prétentieux!

L'homme a donc droit à un autre titre quand il fait un métier "de femme" (notez les guillemets). La femme qui y prétend quand elle exerce un métier plus traditionnellement masculin passera elle pour une arrogante aux yeux de certain-es. Ainsi me dit-on souvent que "chèfe d'entreprise" est une formule "pédante", "vaniteuse", "suffisante" et on me renvoie au rôle de Précieuse Ridicule dans une mise en scène bâclée de Molière ou à celui de bas-bleu dans un roman misogyne du XIXè siècle. Bas-bleu, selon le dictionnaire des Idées reçues de Flaubert : "terme de mépris pour désigner toute femme qui s'intéresse aux choses intellectuelles". Tout est dit : mépris - femme - intellectuelle.

Dans une vie professionnelle antérieure, j'ai exercé un métier très féminisé : j'ai été attachée (enfin quasi ligotée) de presse. En douze ans, personne ne m'a jamais reproché d'avoir un E au bout de ma corde. Personne n'a trouvé ça pédant, vaniteux, suffisant, prétentieux ni ridicule que mon titre soit féminisé. Faire des sourires aux journalistes, emballer des paquets, expédier des communiqués de presse, répondre au téléphone avec une infaillible équanimité, autant de tâches qui ne font pas primer la fonction sur la personne. Au contraire! Il y faut un "tempérament" et si possible "un tempérament féminin", c'est à dire "patient", "flatteur", "charmant", "modeste", "à l'écoute", "organisé"...

Ah tiens, donc c'est à géométrie variable, la pédanterie du nom de métier féminisé? AttachéE de presse, ça va. Mais auteurE, ça tique! Et pire qu'auteurE, il y a chèfE d'entreprise. Faut quand même pas pousser mémé dans l'ascenseur social!

Quand j'ai créé toute seule comme une grande ma propre structure professionnelle, j'ai eu le toupet de me faire appeler d'emblée "chèfe d'entreprise". Je n'aurais pas suscité davantage d'agressivité que si j'avais dégoupillé une grenade lacrymogène. D'ailleurs, ce qu'on m'a souvent dit, c'est "Aïe, ça fait mal aux yeux", "Ca pique". Lire le mot "chèfe d'entreprise" est donc, retenez-le, ophtalmologiquement dangereux.

C'est laid!

"Chèfe d'entreprise", ça agresse le regard, donc. Car c'est "laid". "Horrible" même me disait récemment une commentatrice. Chaque fois que j'entends dire d'une chose qu'elle est "laide", je ressors mon (gros) Bourdieu (même pas illustré) pour me souvenir que le jugement de goût est socialement déterminé et toujours porteur de jugement de valeur.

Est "laid" ce que nous n'aimons pas, ce qui heurte nos conceptions du beau, du juste, du vrai et du bon. En le rejetant, nous affirmons notre sentiment de supériorité ou à tout le moins notre besoin de distinction, incarné dans le "bon goût" qui est le notre mais fait défaut à l'autre. "Chèfe d'entreprise", ce n'est pas pas du goût de certain-es et surtout pas de bon goût du tout à leurs yeux. C'est comme une blague vulgaire pour celles et ceux qui se sentent au-dessus et c'est comme un accent snob pour celles et ceux qui y voient l'expression d'une domination. Dans tous les cas, ça dit "je ne suis pas de cette engeance que je méprise".

C'est bien du mépris, sans fard, sans complexe ni retenue qu'on m'adresse quand on me dit que "c'est horrible", "laid", "immonde" , ce satané "chèfe d'entreprise". A travers ce jugement de goût et de valeur sur mon titre (qui fait aussi partie de mon identité), c'est aussi moi-même qu'on qualifie indirectement de "laide". C'est moi-même non pas en photo figée sur mon CV, mais moi-même en action, quand je m'affirme dans mon rôle de chèfe d'entreprise, quand j'exprime mon ambition de réussir et quand j'assume ma fierté de m'accomplir. C'est la femme qui ne veut pas troquer sa féminité contre les responsabilités, qui ne veut pas prendre le nom ou le titre d'un homme pour se faire valoir professionnellement, qui veut prouver par son travail et sa détermination que la chèfe d'entreprise peut être exactement au même niveau que son alter ego masculin. Est-ce vraiment de si mauvais goût que ça ?