Les résultats de l'étude de l'institut de sondage LH2 pour le Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes sur le sexisme au travail ont été rendus publics aujourd'hui. Et un chiffre, entre de nombreux autres, fait le buzz dans les médias et sur les réseaux sociaux : 8 femmes sur 10 ont déjà reçu une remarque sexiste au travail.
Etudiant et approfondissant le sujet depuis plusieurs années, je ne m'avoue guère surprise par cette statistique (et je suggère à quiconque veut en savoir plus sur ce que cachent les apparents affectueux "ma puce", ma belle", "mon petit, "ma cocotte" et autres "rhoooo! la blonde!" de se jeter sur l'excellent petit Traité contre le sexisme ordinaire de Brigitte Grésy).
L'autre chiffre qui me perturbe, c'est celui-ci : 13% des personnes interrogées (hommes et femmes confondu-es) estiment que la petite blague sexiste n'est pas un fait si grave puisqu'il fait seulement partie "du jeu des relations entre femmes et hommes".
13%, c'est pas beaucoup, vous me direz... Sauf que cette notion de "jeu des relations" entre les genres me semble des plus piégeuses qui soit. Car elle permet de disqualifier quiconque s'offusque ou riposte contre le sexisme en le/la renvoyant à une forme de faute de goût : ce serait manquer de sens relationnel, donc de savoir-être, mais aussi d'humour, de recul voire de culture des rapports humains, que de ne pas tolérer la remarque qui assigne, enjoint et/ou dégrade. J'y vois donc une authentique double peine : non seulement, il faudrait recevoir le propos sexiste sans broncher ; mais encore serait-il de bon aloi de l'apprécier d'un sourire complice au nom d'un nébuleux "sens" des relations et de l'humour.
Pour ce qui est du reproche de manquer d'humour, la féministe que je suis commence à avoir le cuir tanné. J'ai la solide habitude d'être traitée en pisse-froide-rabt-djoy-premier-degré presqu'à chaque fois que je dissèque et questionne le stéréotype dans une image, une pub, un discours, un sketch, une chanson, un mot prétendu "d'esprit"... Généralement, cette récrimination d'ordre définitif sur ma bêcheuse bégueulitude s'accompagne d'une petite convocation expresse de Pierre Desproges qui, chacun-e le sait, a dit un jour "on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui" uniquement dans l'intention de décomplexer la potacherie et la vanne insultante, lesquelles étaient, c'est bien connu, les leviers essentiels de son humour. Sauf qu'en dehors du fait que Desproges pratiquait un humour extrêmement fin, reposant sur une écriture plutôt subtile (et pas franchement sur la grosse farce qui tache), je n'ai pas la même interprétation de sa proverbiale définition du rire qu'en font celles et ceux qui le citent à tout bout de champ à titre de blanc-seing pour la vanne tous azimuts. Il me semble à moi, que ce que Desproges dit, ce n'est pas que "n'importe qui" (qui ne rit pas) est un-e con-ne coincé-e, mais que le rire est toujours en contexte, et qu'il est surtout toujours une affaire d'interaction entre celle/celui qui veut le provoquer par une blague et celle/celui qui reçoit la blague. En d'autre termes, le mot-clé de la phrase de Desproges, c'est "avec".
L'humour se fait "avec" les autres, pas contre eux. Il se fait "avec" ce qu'ils sont, ce qu'est leur bagage, ce qu'est leur ressenti, leur identité, leur sensibilité. Quand il se fait "avec", le rire est un puissant levier de dépassement et du préjugé et de la souffrance que ce préjugé peut causer. Quand l'humour se fait "avec", quand il est "relationnel" et donc soucieux de sa réception par son public, il permet de partager voire de co-construire le fameux "sens de l'humour". Mais quand au lieu de "rire avec", on "rit de" ou l'on "rit contre", alors, on s'approprie le terrain de l'humour, on en fait son territoire propre et protégé qui n'accueille que celles et ceux qui acceptent les règles fixées par le clown auto-décrété roi du rire en son domaine ; et rejette hors de ses frontières celles et ceux qui, faute de savoir "rire de tout" (en réalité de savoir rire de ce qu'il est convenu de trouver drôle) échouent au test de capacité d'humour. La personne qui ne rit pas de la blague sexiste (ou raciste, ou homophobe, soit dit en passant) est un-e piteux-se raté-e, promis-e à une sinistre existence d'un sérieux à pleurer. Ce sont les autorités du rire admis, préférant remettre en cause les qualités de la ou du candidat-e que les conditions du test et la pertinence de la question posée, qui en décident.
Et si l'on renversait ce postulat en questionnant aussi la qualité de la blague et non celle de qui la reçoit? Alors, l'on pourrait envisager le fait que si la blague sexiste ne me fait pas rire, ce n'est pas forcément parce que je manque d'humour, mais peut-être aussi parce que la blague elle-même manquerait d'esprit...