La semaine dernière à la même heure, on apprenait l'abandon par le gouvernement des ABCD de l'égalité, programme de sensibilisation aux questions de sexisme et d'éducation à l'égalité en milieu scolaire.
Au même moment, j'étais justement en train d'étudier, dans le cadre de mon travail, les ressorts du Programme "Ban Bossy!" impulsée aux États-Unis par la femme d'affaires Sheryl Sandberg.
Les correspondances entre le programme étatique français avorté et la campagne privée américaine en cours m'ont immédiatement frappée (et confortée dans l'intuition que les ABCD avaient assez justement posé le sujet). Quant aux différences entre ces deux initiatives, qui auront donc connu des destins radicalement différents (les ABCD s'étant littéralement fait laminés ici quand "Ban Bossy!", malgré quelques critiques, reçoit globalement un accueil chaleureux outre-atlantique), elles m'ont interpelée.
A-t-on des leçons à recevoir, ou à tout le moins des choses à emprunter, à Sheryl Sandberg et sa bande, pour faire progresser les mentalités en matière de sexisme et d'égalité?
Ce qui rapproche "Ban Bossy!" des "ABCD"
Pour commencer, mettons le doigt sur ce qui rapproche le programme "Ban Bossy!" des "ABCD".
D'abord, un diagnostic identique : garçons et filles sont dès le plus jeune âge considéré-es de façon asymétrique, comme si la différence (qu'il n'est pas question de nier) devait justifier un déséquilibre et entraîner des inégalités de traitement. Quand par exemple, le petit garçon qui s'affirme est valorisé ("called a leader"), dit l'édito du site "Ban Bossy!", la petite fille qui en fait autant s'exposerait au risque de se voir renvoyée à la figure de la "commandante", de la "petite cheftaine de service" ("branded bossy").
Ensuite, une même vision des moyens de lutter contre le sexisme rapproche "Ban Bossy!" des "ABCD" : c'est sur les mentalités qu'il faut agir (en incitant à réfléchir sur le sens des mots, sur la symbolique des espaces, sur la perception et l'interprétation des différences, sur les modalités de l'apprentissage) et cela dès le plus jeune âge, en s'adressant directement aux enfants eux-mêmes et à toutes et tous celles et ceux qui interviennent dans leur éducation (les parents, les enseignant-es, le milieu associatif et para-scolaire).
Partant, ce sont des outils assez semblables qui sont proposés à la mise en oeuvre : formation des enseignant-es et mise à disposition de matériel pédagogique d'information, d'explication et d'invitation à transformer les façons de faire/parler/apprendre/jouer au quotidien, interventions en milieu scolaire là où l'égalité est bien un sujet d'éducation à part entière et non une affaire de convictions individuelles à réserver au strict cadre intime et familial...
Mais si la campagne "Ban Bossy!" a des airs de cousine des "ABCD de l'égalité", il me semble qu'au moins quatre différences essentielles entre ces deux initiatives sont à observer et interroger. Parce que si ces différences disent bien évidemment ce qui sépare culturellement les visions française et américaine de l'égalité et de l'action politico-sociétale en général, il y a tout de même des perspectives intéressantes à explorer (sinon strictement dupliquer) dans la façon so yankee de la bande à Sheryl d'initier la lutte contre le sexisme dès la plus tendre enfance.
Différence n°1 : une initiative du "privé"
La première différence entre les "ABCD" et "Ban Bossy!" saute aux yeux : dans un cas, on est dans l'ordre strict du politique qui oriente l'action étatique au travers d'une initiative gouvernementale ; dans l'autre, on se place dans l'ordre du sociétal qui relève de l'action privée au travers d'une initiative portée par une figure du monde économique emmenant diverses entreprises partenaires entre autres actrices et acteurs de la société civile.
En dehors du seul fait que cela implique chez nous une dimension "obligatoire", légaliste, de la lutte contre le sexisme quand il semble qu'on se tienne plus souplement dans le champ de l'incitation et de l'intérêt bien compris de chacun-e à combattre les inégalités là-bas, il m'apparait que ça dit aussi le trop étriqué cloisonnement français entre ce qu'il appartient au monde politique et au monde économique de traiter. L'égalité, chez nous (comme d'autres grands principes républicains telle la solidarité ou les droits des générations futures, par exemple), c'est le territoire du politique et du service public.
Certes, cette vision a le mérite de sacraliser le principe, de le placer au-dessus des aléas de la bonne volonté des un-es et des autres et des variations d'interprétation. Mais cela tend aussi à mythifier l'intention du politique, quand il faudrait croire qu'il n'y a pas d'économie (au sens très ordinaire de recherche de la maximisation du profit) de l'action publique et que jamais les intérêts particuliers de nos élu-es (à commencer par celui d'être réélu-e) ne surpasseraient l'intérêt général. Pure fiction, évidemment.
Ce distinguo fossilisé entre les affaires du public et celles du privé contribue aussi à entretenir une vision dégradée de ce qui procède de l'initiative venant du monde de l'entreprise. Moi dont le métier de consultante est d'accompagner des entreprises dans leur démarche de responsabilité sociétale, me confronte très régulièrement, quand j'évoque mon travail avec des ami-es ou parent-es, au soupçon d'insincérité (voire d'illégitimité) adressé au monde du "business" quand celui-ci s'engage (et souvent très concrètement, en se donnant de vrais moyens) pour promouvoir des valeurs sociales, dont l'égalité : entre les communs "boah, va, les boîtes font ça pour sa faire de la bonne pub" (j'ai d'ailleurs envie de dire : et après?) et les "ça te choque pas, qu'on relie le principe philosophico-démocratique à des objectifs de performance?" (ben non, ça me choque pas du tout, parce que je crois que précisément, c'est très performant, au sens de très créateur de valeur, l'égalité) je me rends à l'évidence d'a priori encore très forts, en France, sur la pertinence et la légitimité de faire appel aussi au privé pour faire progresser la société. C'est dommage.
Différence n°2 : un angle "leadership"
Cependant, pourvu que l'on admette qu'une initiative d'origine "privée" voire "entrepreneuriale" comme "Ban Bossy!" est légitime dans la prise de parole contre le sexisme, ce qui peut troubler l'esprit français, c'est que sa rhétorique de l'égalité est anglée "leadership" : il s'agit de promouvoir et valoriser l'ambition, d'encourager les vocations de "leaders" au féminin en portant l'effort anti-sexiste sur les petites filles regardées en potentielles futures dirigeantes.
Plus que nous troubler, cela nous heurte. Cela vient frotter la corde sensible d'une contradiction permanente depuis la Révolution française entre le principe d'égalité général (entendez, d'égalité sociale entre les hommes et les hommes, en tant qu'humains, mais le faux neutre "homme" entretient une certaine confusion) et celui qui serait plus "particulier" (voire plus "secondaire") de l'égalité femmes/hommes. Notre fiction républicaine de l'égalité, pourtant initialement fondée sur un principe d'exclusion des femmes (du vote, de la sphère économique, de l'espace public en général) voudrait que l'égalité entre les femmes et les hommes découle naturellement de l'égalité entre les hommes. L'expérience montre que ça ne marche pas. Et que c'est d'après moi imputable à un "vice de fabrication" (déjà souligné en son temps par Olympe de Gouges) dans notre solennelle déclaration des droits.
Ajoutons que l'ancrage traditionnellement à gauche du mouvement féministe voudrait qu'on lutte concomitamment contre la bourgeoisie et contre le patriarcat et nous voilà toujours un peu gêné-es aux entournures quand il est question du sexisme dont peut faire l'objet la femme socialement privilégiée, riche, dirigeante, ambitieuse et de toute façon mieux lotie à la fois que sa camarade ouvrière et que son camarade ouvrier. Comprenez : "On ne va pas pleurer sur les écarts salariaux entre la patronne qui gagne 10 000 euros/mois et son homologue masculin qui empoche le double, tant que 10 000 euros, ce sera de toute façon toujours beaucoup trop, comparé à ce que gagne un-e smicard-e". Et la lutte contre le sexisme qui prend l'angle de la promotion du leadership des femmes de passer volontiers pour indécente...
Pourtant, il me semble que l'on peut sortir de cette impasse qui coince le discours sur l'égalité femme/homme quand il faut le tenir dans les strictes limites de l'égalité sociale, en supportant l'idée, certes d'inspiration libérale (j'assume), que l'enjeu de la lutte contre le sexisme, c'est celui de la reconnaissance des talents et du refus de la "perte de chance" (j'emprunte cette terminologie à Brigitte Grésy). Autrement dit, c'est bien dans le champ de l'égalité des chances, rapportée à la possibilité et la liberté de chacun-e de se saisir des opportunités les plus nombreuses, qu'il faut positionner l'action anti-sexiste en direction des enfants. Cela signifie renoncer à une vision "socialiste" (au sens philosophique) qui voudrait penser l'égalité en strict équation "1 = 1" pour entrer dans une vision plus "talentiste" qui l'envisage en "1 avec les mêmes chances que 1 pouvant faire valoir son propre mérite pour se distinguer". Ca réconcilierait aussi l'égalité avec la liberté.
Différence n°3 : une seule question "filles"?
La troisième différence notable entre le programme des "ABCD de l'Egalité" et la campagne "Ban Bossy!", c'est que le premier a opté pour une ligne éditoriale ouvertement mixte (ce que j'approuve, convaincue que je suis que l'égalité est bien l'affaire de toutes et tous), quand la seconde s'est explicitement tournée vers la promotion de l'ambition des seules filles.
Voilà qui est fort instructif : bien qu'il semble plus discriminatoire de mener une action positive en direction d'un seul genre, cela est visiblement bien moins subversif. En effet, si l'on analyse la teneur des plus violentes (et plus primaires) critiques adressées aux "ABCD", on note que ce n'est pas tant l'idée somme toute relativement consensuelle de valoriser les filles qui a provoqué l'ire des milieux réactionnaires, mais bien celle qui questionnait la place, le comportement, les postures et allures des garçons : "on va forcer mon garçon à porter des jupes et à jouer avec une cuisinière/une poupée/un fer à repasser!" (sous-entendu "en faire" un homosexuel, comme si, soit dit en passant, on "faisait" les homosexuels et comme si c'était grave d'ailleurs, d'être homosexuel).
Pas touche aux petits mecs! Il est parfaitement autorisé, et même valorisé, de faire de nos filles des "garçons manqués", de les encourager à grimper aux arbres, à taper dans le ballon de foot, à se projeter dans des rôles traditionnellement masculins. Mais il est tabou, parce que perçu comme dévalorisant, d'encourager nos garçons à s'emparer de ce qui relève classiquement des modèles féminisés. "Viriliser" (un peu, hein, pas trop quand même) une fille, ça passe (voire ça renforce la hiérarchie des codes sociaux acquis quand il semble que la voie pour s'élever reste celle qui passe par l'acquisition de marqueurs du masculin) ; mais "féminiser" un garçon, ça casse (car il semble que ça ébranlerait très sérieusement les fameuses "fondations" de la société) !
C'est bien là la critique de fond la plus forte que j'aurais à produire au sujet de "Ban Bossy!" : en axant le propos sur l'adoption par les filles des codes admis de l'ambition et du leadership, la campagne s'abstient de mettre ceux-ci au défi d'une culture genrée qui supporte le principe d'égalité tant qu'il ne change rien à la position des hommes.
Différence n°4 : Où sont les stars?
Le dernier point qui différencie radicalement les "ABCD de l'égalité" de "Ban Bossy!", c'est l'esprit de sa communication.
Quand nous avons d'un côté un univers communicationnel scolaire et modeste, empreint de signes graphiques aux frontières de la mièvrerie et gentiment événementialisé par des visites ministérielles dans des écoles maternelles couvertes par la presse locale, nous avons de l'autre une vaste opération glamour à portée internationale qui joue sans complexe la carte paillettes, en embarquant notamment une pléiade de stars populaires. Des Beyoncé et des Jennifer Garner, des Diane Von Furstemberg et des Jane Lynch et même une Victoria Beckham (incarnation indéniablement ambiguë de l'égalité femme/homme), en sont, qui font la tournée des plateaux télé pour promouvoir le projet.
Certes, il est assez improbable que l'on ait tenté, ici, en France, pour défendre un programme de nature gouvernementale, de faire appel au soutien de comédien-nes, chanteur-ses et autres figures médiatisées des tendances et de la mode. Mais la question se pose quand même de la capacité d'implication de nos personnalités du show-biz dans l'action policitico-sociétale en général et féministe en particulier.
Depuis les Restos du Coeur, nos artistes populaires traditionnellement peu habitué-es à prendre une parole engagée, savent mouiller la tenue de gala pour des causes... Mais malgré tout, plutôt quand celles-ci font consensus : la lutte contre la faim et la pauvreté (Tournée des Enfoirés), contre les épidémies (Téléthon, Sidaction, Solidays, cancer du sein), pour la libération des otages (Libérez Ingrid Betancourt, hier et Bring Back our Girls aujourd'hui).
Elles sont plus rares à s'engager officiellement en politique (et prennent un peu cher quand elles le font, le bashage de Benjamin Biolay quand il soutenait la campagne de François Hollande en témoigne). Et c'est quasiment le désert quand il s'agit de se prononcer officiellement en tant que féministe. On se se souvient bien sûr de Carla Bruni et son fameux "pas besoin de féminisme", mais il fallait aussi voir, plus récemment, l'ardeur avec laquelle la réalisatrice et les actrices du film "Sous les jupes des filles" se défendaient de tout rapprochement possible avec le féminisme, avec certes les arguments de l'inculture crasse sur ce qu'est le féminisme (un mouvement hystérique et "anti-hommes" pour résumer leur propos) mais dans une très solide affirmation de leur volonté de s'en distinguer comme si c'était là un truc de pestiféré-es.
Sans aller toujours jusqu'au rejet ainsi aveuglé, reconnaissons qu'elles ne sont pas bien nombreuses, nos stars, à se prononcer officiellement et fermement contre la prégnance du patriarcat, le sexisme et la misogynie ordinaires quand le Time listait récemment une bonne série de pop-people américaines s'affirmant féministes et souvent fières de l'être. Est-ce à dire que nos vedettes frenchy sont moins courageuses ou bien plutôt que c'est trop peu valorisant pour elles (voire possiblement coûteux pour leur carrière, dans le contexte globalement sexiste de notre société et plus particulièrement encore du monde des arts et du spectacle français) de se positionner clairement en faveur de quelque chose d'aussi simple et juste que l'égalité femmes/hommes?
J'avoue, pourtant, même au risque de déplaire dans une partie de mon "camp" qui préfère que l'égalité soit une question politique plutôt qu'une bannière glamour, que j'adorerais voir la lutte contre le sexisme devenir, comme dans le cas de "Ban Bossy!" une bonne affaire pour toutes et tous celles et ceux qui, d'une manière ou d'une autre, exercent de l'influence sur un public populaire.