C'est une de mes amies ex-sportive de haut niveau qui a attiré mon attention sur l'inénarrable intervention de Bruno Mantovani, directeur du Conservatoire National Supérieur de Paris, la semaine dernière, le 3 octobre, sur France Musique, en me lançant un "Eh! t'as vu Marie, y a pas que les commentateurs sportifs..." Sous-entendu "...qui sont capables d'empiler en quelques secondes une montagne de clichés sexistes."
J'ai donc écouté Bruno Mantovani, et j'avoue, non vraiment, chapeau, respect : en lâcher autant en moins d'une minute et quarante quatre seconde, c'est de l'ordre de la prouesse!
Allez, on reprend par le menu :
seconde 6 : "Moi, je suis un tout petit dérangé par tous les discours sur la parité ou sur la discrimination positive..."
"Un tout petit peu dérangé", Bruno, c'est une figure de style, n'est-ce pas?
Euphémisme ou litote? Reste que si tu maîtrises (pardon, je dis "tu", on a le même âge) les nuances de la langue et du lexique musical, tu m'as l'air un peu flou sur celles du discours politique. La parité, tu vois, c'est pas tout à fait ce que tu appelles avec un dégout à peine déguisé de la "discrimination positive". La parité, c'est juste se donner les moyens d'une égalité des chances effective. Et souvent, on la met en place quand les systèmes installés, comme par exemple, au hasard, le concours d'entrée à ta noble institution, tendent à valider et re-légitimer les acquis de certains plutôt qu'à donner leur chance aux autres.
Quant à ce que tu appelles la "discrimination positive", comment te dire que, si le mot révulse les Français (au secours, on va faire du "sexisme à l'envers"!!!), le mode d'action a tout de même fait ses preuves dans certains pays voisins et/ou amis, et qu'en imposant parfois des normes et des quotas, on n'humilie pas celles et ceux qui en bénéficient mais qu'on pousse un peu au derrière celles et ceux qui croyaient un peu naïvement que seuls leur talent et leur mérite justifieraient leur position sociale acquise.
Seconde 12 : "Il y a peu de femmes cheffes d'orchestre, c'est vrai... il y a peu de... d'africains chefs d'orchestre..."
Ouh la, la, Bruno, tu n'as pas commencé que déjà tu glisses.
Tu vas quand même pas nous faire du racialisme à la pépé (ouais, ouais, les Prix Nobel et les chefs d'orchestre sont blancs mais les Noirs courent vite dans la brousse et sur les pistes olympiques... Chacun son truc, hein) pour faire admettre qu'il n'y a pas de sexisme du tout du tout dans ton univers, que c'est juste comme ça, et qu'il faut s'y faire? Tu vas pas faire ça, quand même?
Seconde 22 : "Il y des ambitions qui peuvent être très différentes chez un homme et chez une femme..."
J'ai bien entendu, j'ai pas rêvé, là, tu parles bien des ambitions des femmes? Enfin de leur non-ambitions plutôt, selon toi.
Donc, en quelque sorte, la question est réglée, on vient t'emmerder avec des histoires de parité et de plafond de verre juste pour le plaisir de te chercher des poux, parce qu'en vrai, des femmes qui ont l'ambition de diriger (un orchestre ou autre chose), il n'y en a pas tant que ça. Tu n'en rencontres pas beaucoup, en tout cas.
Si tu veux, je peux t'en présenter, des femmes qui ont une ambition largement équivalente à celle des hommes. L'ambition, ça t'arrangerait visiblement qu'on trouve ça un peu "sale", nous les femmes, qu'on dise "oh la! la! moi, tu sais, j'suis pas du genre à vouloir me mettre en avant... Tant que je fais des choses qui me plaisent et que je me sens utile, j'ai pas besoin du titre de patronne."
Mais en fait, au risque de te décevoir, il y a des femmes, et plus nombreuses que tu le crois, qui aiment bien les responsabilités et le pouvoir, les titres et la gloire. Comme il y a aussi des hommes qui n'y tiennent pas plus que ça. C'est une affaire d'individus (et aussi un peu de classe sociale, dans la réalité des faits, je te l'accorde), mais pas de sexe.
Seconde 28 : "Vous savez, le métier de chef d'orchestre est compliqué"
Oui, oui, on sait.
Tu voulais dire "trop compliqué" pour une femme, peut-être?
Seconde 44 : "Nous, on incite tout le monde à se présenter à la classe de chef d'orchestre, mais les femmes ne sont pas forcément intéressées. Moi, je peux pas non plus mettre une baïonnette derrière chaque étudiante qui aurait des capacités"
Oui, oui, range ta baïonnette dans ton cartable, Bruno, c'est plus prudent.
Mais es-tu bien sûr que tu "incites" chaque talent de ton institution à prendre confiance en son potentiel, y compris les talents féminins... Non, parce que comme j'ai écouté toute ton allocution jusqu'au bout et que, dans ce qui suit, tu parles surtout de tout ce qui va décourager les femmes d'exprimer leur ambition et pas du tout de ce qui va les y motiver, permets-moi de douter un poil de la ferveur avec laquelle tu "incites" réellement les femmes que ton honorable maison forme à pleinement se réaliser.
Seconde 50 : "Il y a aussi le problème de maternité qui se pose..."
(Puis seconde 60 : "Une femme qui veut avoir des enfants va avoir du mal à avoir une carrière de chef d'orchestre qui peut s'interrompre du jour au lendemain pendant quelques mois" et, seconde 63 : "Et puis après assurer le... Service après-vente de la maternité")
Alors, alors, nous y voilà! La maternité, ce... "problème"!
Mais oui, c'est un problème, vous vous rendez compte, au XXIè siècle, on se découvre enceinte "du jour au lendemain". Et là, comme c'est la panique, on disparait "pendant des mois". Euh, 16 petites semaines en vrai, pour un premier enfant. A l'échelle d'une carrière qui va compter environ 2000 semaines, c'est si insurmontable que ça pour l'entourage professionnel ? Ca doit se payer à vie?
Ben oui, parce que si c'était que 16 semaines (que toutes d'ailleurs, dont je fais partie, ne prennent pas, et c'est parfaitement leur - notre - droit), mais après ça, il y a le "service après-vente de la maternité". J'imagine qu'on parle ici des nuits courtes et des dents, des rendez-vous chez les pédiatres et des réunions parents-profs. J'allais dire que, souvent, la présence d'un deuxième parent permet quand même de partager les tracas (autant que les joies, d'ailleurs) et les responsabilités... Mais je ne voudrais pas t'ôter les mots de la bouche.
Seconde 71 : "Vous allez me dire que les papas sont dans le même cas... Mais malgré tout, le rapport d'un enfant à sa mère n'est pas celui d'un enfant à son père."
Ah ben, enfin! On découvre que les hommes aussi ont des problématiques d'articulation vie privée/vie professionnelle. Dingue, non?
Même si on aura bien compris qu'à tes yeux, pour les hommes, ben, c'est pas pareil. Je pourrais te présenter des hommes pour qui, précisément, c'est pareil. Mais je préfère m'arrêter à ton "malgré tout, le rapport d'un enfant à sa mère n'est pas celui d'un enfant à son père".
"Malgré tout", nous dis-tu. Mais malgré quoi? Qu'est-ce que tu veux dire? "Malgré tout" ce que des gens qui entravent peut-être que dalle à la musique mais connaissent un peu le sujet du genre, de la parentalité et de l'égalité racontent? "Malgré tout" le boulot que les individus de bonne volonté, les familles, les organisations, les entreprises font pour faciliter l'implication des pères dans l'éducation des enfants? "Malgré tout" ce qu'on peut lire de sensé et d'intéressant, d'encourageant et d'optimiste sur les rôles nouveaux que des hommes sont prêts à jouer dans leur vie professionnelle et privée pour vraiment oeuvrer à l'égalité?
Ce "malgré tout", c'est un peu, vois-tu, comme si je disais que "malgré tout", la musique, c'est jamais qu'un bruit de fond, un bourdonnement un peu entêtant mais fondamentalement pas essentiel à nos vies... "Malgré tout", un truc un peu chiant, qui coûte cher et sert pas à grand chose.
"Malgré tout", malgré tes talents de musicien et ta brillante carrière, je trouve que là, tu joues surtout les psychosocioexperts du besoin infantile avec autant de pertinence et de légitimité qu'on le fait au comptoir vers 11 heures du matin. C'est dommage.
Seconde 79 : "Il y a aussi des fois un frein physiologique... Le métier de chef est un métier qui est particulièrement éprouvant physiquement"
Jusqu'ici, il me semblait que tu t'inspirais surtout de Zemmour, mais là, c'est vraisemblablement à tes amis commentateurs sportifs que tu empruntes tes références.
Ben oui, quoi, c'est vrai, c'est quand même une évidence, les femmes n'ont pas la même condition physique que les hommes, elles sont moins résistantes, elles se fatiguent plus vite, sans parler des règles et de tout le tintouin.
Et puis franchement, quand le corps des femmes exprime de la force et de la puissance, de l'endurance et de la sueur, c'est quand même pas très féminin, hein, voire franchement laid, non?
Seconde 143 : "Pour moi, la seule discrimination, quelle que soit la discipline, c'est le concours".
Eh bien, ma foi, tout est pour le mieux dans le meilleur de TON monde.
Le concours, ce système de sélection absolument parfait, notamment connu pour éviter la reproduction des élites et mettre à mal les privilèges de l'entre-soi, réputé pour sa capacité à promouvoir la diversité et à porter l'innovation, est un absolu.
N'y touchons pas! Ne change rien, Bruno reste comme tu es, continue à faire comme tu as toujours fait.
Juste une chose, quand même, avant de te laisser retourner barboter joyeusement dans tes préjugés, as-tu entendu parler du Paris Mozart Orchestra et de Claire Gibault, la femme cheffe d'orchestre qui l'a créé et le dirige?
Si tu as deux secondes pour t'intéresser un peu à ce que font les gens qui ne te ressemblent pas en tout : cette femme a partagé la Une de France Soir en 1969 avec Neil Armstrong car le jour où il marchait sur la lune (un grand pas pour l'homme...), car ce jour-là, elle était aussi la première femme à obtenir un premier prix de direction d'orchestre dans TON conservatoire (En 1969, Bruno! En 1969, avant même que tu naisses!), cette femme a créé les plus grandes compositions du répertoire et dirigé les plus grandes formations du monde, cette femme a créé un orchestre parfaitement paritaire avec principe d'égalité des salaires et dont l'excellence est partout reconnue (si, si, elle dirige à Pleyel, au Théâtre des Champs Elysées, aux Célestins ou à l'Opéra), cette femme, parce qu'elle veut faire jouer les meilleur-es musicien-nes de leur génération (de NOTRE génération, à toi et moi) et ne se priver d'aucun talent dans son orchestre, rembourse même les baby-sittings comme des frais professionnels à part entière parce qu'elle considère, contrairement à toi, que dans une vie pleine et riche, inspirante et humaine, la parentalité n'est pas un "problème". Cette femme pourrait t'apprendre deux ou trois petites choses sur les hommes et les femmes, et même sur la musique, peut-être...