C'en est officiellement terminé de ce programme de sensibilisation aux stéréotypes sexistes à l'école.
La communication gouvernementale sur cet abandon est quelque peu brouillonne : quand Najat Vallaud-Belkacem le présente comme la validation d'une première étape qui permettra de prolonger le travail engagé (les ABCD "ont fait leur preuve" alors "le nom “ABCD de l'égalité” attaché à l'expérimentation n'apparaîtra plus [puisque] nous allons passer à une étape où toutes les écoles, tous les enseignants, tous les élèves sont concernés" a-t-elle déclaré sur France 3), Benoît Hamon ne fait de son côté pas mystère de sa volonté d'apaiser le "climat de nervosité" suscité par les ABCD tout en rappelant, pour la forme, que l'éducation à l'égalité reste bien entendu un objectif "prioritaire" pour son Ministère.
Malgré la langue de bois et par-delà une molle tentative de ménager la chèvre et le chou, personne ne s'y trompe : c'est bien d'une reculade qu'il s'agit. On a cédé aux phobes ultra qui sont très logiquement passé-es de l'opposition au mariage pour tous à la défense d'un modèle conjugalo-familial hétérosexiste plaçant la complémentarité des sexes au centre des relations femmes/hommes.
S'il serait tentant de croire que cette stratégie de l'apaisement signe la maturité politique d'un gouvernement capable de composer habilement avec les réactions, je suis pour ma part convaincue que non seulement le retrait des ABCD n'apaisera rien du tout, mais que de surcroît il vient exposer l'égalité, l'école mais aussi le monde de l'enfance à de nouvelles menaces rétrogrades.
Où l'on légitime la désinformation comme argument politique
"On va obliger mon petit garçon à jouer avec une cuisinière" (sous-entendu "en faire" un homosexuel. Comme si on "faisait" les homosexuel-les. Et comme si c'était grave, d'ailleurs, d'être homosexuel-le), "Ils vont faire des séances de masturbation collective à l'heure de la récré", "Il y aura des vagins et pénis en peluche à la maternelle". Il s'est dit tout et surtout n'importe quoi sur les ABCD de l'Egalité. Une vraie foire aux hallucinations les plus fantaisistes et les plus scabreuses aussi. Une campagne de désinformation aussi grotesque, fondée sur tant de mauvaise foi, de mensonge, de délire paranoïaque aurait normalement du se décrédibiliser toute seule.
Mais au lieu de renvoyer le discours des ultras anti-djendeur à ce qu'il est, un fouillis tourmenté de fantasmes ne reposant sur aucun fait tangible, un certain nombre d'intellectuel-les qui n'ont pas complètement clarifié leur vision de l'égalité, parmi lesquel-les d'éminent-es pédopsychiatres auréolé-es de leur titre d'expert-es, sont venu-es le valider. Arguant que l'on jouait aux apprentis-sorciers en voulant faire exploser les repères de genre et faire évoluer les mentalités jusque dans les cours de récréation, c'est du crédit qu'ils et elles ont donné à la cabale obscurantiste des inventeur-es de la "théorie du genre".
L'exemple est donné : dites n'importe quoi, calomniez, agitez des spectres terrifiants puis mettez la main sur quelques intellectuel-les prêt-es à apposer un sceau de légitimité sur tout ou partie du propos, et c'est gagné. Désinformer paye, la preuve par l'abandon des ABCD de l'égalité.
Où l'on donne un souffle nouveau aux réactionnaires "anti-genre"
Les ultras anti-genre vont-ils fêter la victoire? Si ce n'était que ça, alors, il suffirait de se tenir à distance de la rumeur de leur triomphe en se félicitant que l'objectif d'apaisement soit rempli : ils ont eu gain de cause, on peut espérer avoir la paix quelques temps... Mais c'est bien sûr illusoire d'imaginer que l'on s'est acheté une tranquillité sociale en cédant sur ce qu'on l'on tente de faire passer pour un point de détail.
Car, outre le fait que toute victoire renforce l'assurance et le courage du camp qui l'a emportée, ce n'est pas sur un détail que l'on a ici cédé. C'est sur un principe fondateur de la démocratie : l'égalité entre individus qui ne saurait souffrir de restriction essentialiste de quelqu'ordre.
Ce que les rangs de la Manif pour Tous entre autres mouvances rétrogrades d'origines diverses obtiennent aujourd'hui, après des mois de campagnes d'intimidations et de harcèlements, c'est un retour à l'idée que les individus sont naturellement séparés par un critère premier, celui de leur genre. Comme si être née femme ou homme était plus distinctif que tout autre marqueur, de l'origine sociale ou géographique à la couleur de la peau, des cheveux ou des yeux.
Aussi, ce n'est pas d'une seule reculade d'un gouvernement aux abois dont on parle ici, c'est bien du recul d'une vision de l'égalité, en laissant triompher l'idée que celle-ci serait exclusive de la discrimination liée au genre. En d'autres termes, on pourra apprendre à nos enfants à traiter leur prochain et leur prochaine comme leurs égaux à compter que le prochain ne sera pas le parfait égal de la prochaine (et vice versa). En réalité, à partir du moment où l'on admet que l'égalité ne se conçoit pas d'individu à individu en dehors de tout critère distinctif, c'est sa valeur de principe même qui est dégradée.
Où l'on isole les enseignant-es dans leur mission d'éducation à l'égalité
Pourtant, le gouvernement le promet : il abandonne les "ABCD" mais ne renonce pas à mettre en place un dispositif d'éducation à l'égalité. Annoncé comme "ambitieux", celui-ci devrait néanmoins reposer essentiellement sur la formation des enseignant-es aux discriminations liées au genre et la mise à disposition d'une "mallette pédagogique" dédiée.
Et puis quoi? Charge aux profs de faire bon usage (sur la base du volontariat?) de ce qu'on leur aura expliqué des mécanismes insidieux du sexisme ordinaire et d'ouvrir (ou pas) la fameuse mallette que les amateurs et amatrices de symboles incantatoires auront tôt fait de comparer à la boîte de Pandore?
Ce que le nouveau dispositif, dit "ambitieux", prévoit, c'est peut-être surtout de laisser les enseignant-es se débrouiller tout seuls de leur mission d'éducation à l'égalité. Selon leurs propres convictions et le contexte dans lequel ils et elles font leur métier (équipe pédagogique plus ou moins engagée et soudée, population de parents plus ou moins ouverte sur le sujet), les profs feront ce qu'ils et elles pourront, sans pouvoir s'appuyer sur un cadre plus structurant que celui de l'incitation. Et dans le cas où des parents feraient pression sur leurs personnes aux portes de leur lieu de travail, voire carrément dans leurs classes, quel soutien de leur hiérarchie, à savoir l'Education Nationale, pourront-ils et pourront-elles attendre? Les enseignant-es ne sont-ils et elles pas en train d'être lâché-es dans l'une de leurs missions professionnelles, l'éducation à l'égalité?
Où l'on ancre l'idée que les parents possèdent leurs enfants
Mais ce qui est contesté, c'est aussi le fait même qu'il est du rôle de l'école et tout particulièrement quand il s'agit de l'école publique et laïque, d'instruire les valeurs républicaines parmi lesquelles l'égalité est centrale.
Pourtant, oui, l'école a vocation à éduquer nos enfants au-delà du seul B.A. BA des compétences techniques, en leur permettant de fréquenter d'autres individus que leur famille, d'autres valeurs que celles de leur milieu d'origine, d'autres visions que celles de leur proche entourage. Ca ne signifie pas que l'école se substitue aux parents dans la mission d'éducation des enfants, mais seulement qu'elle co-éduque en participant notamment à l'autonomisation des individus en construction que sont les enfants. Car nos enfants ne nous appartiennent pas, nous n'avons pas autorité pour contrôler ce qu'ils et elles pensent et ressentent, nous ne pouvons pas concevoir notre rôle de parents comme celui de directeur de leur conscience.
Ce que l'école donne et doit donner à nos enfants, c'est la chance d'apprendre à se connaître et se choisir. A se distinguer aussi, en faisant valoir leur singularité personnelle, que celle-ci nous rappelle ce que nous sommes ou bien qu'elle nous surprenne. Car c'est quand même ce qu'il y a de plus merveilleux à voir et faire grandir un enfant, cette capacité d'un être nouveau à devenir soi-même, individu de libre-arbitre qui se frottant au multiple et varié, affirme jour après jour son unicité.