Les hommes suédois ont récemment fait l'actu en annonçant leur intention, si le bermuda leur était interdit au travail, de rappliquer au boulot en jupe. Après le pipi assis, la "nouvelle fantaisie" des hommes suédois, fait ici volontiers ricaner. Sauf l'association Hommes en Jupe et d'autres groupes masculins qui réclament le bon droit à porter le vêtement ouvert sous les cuisses, à l'instar des femmes.
Le sens de leur revendication est pluriel : le confort (il est vrai que par temps chaud, avoir les jambes à l'air rend plus légèr-e), l'accès à la variété vestimentaire (pourquoi ne pas jouir, comme les femmes, de toutes les modalités et de tous les plaisirs de la mode et du prêt-à-porter?) et l'égalité femmes/hommes (n'est-ce pas une discrimination contre les hommes que de leur interdire le port de certains vêtements, au travail, notamment?).
Sur ces trois points, la conférence de l'historienne Christine Bard, "Ce qui se cache sous la jupe des filles... Et des garçons", à laquelle j'ai pu assister, m'a beaucoup éclairée.
La jupe est-elle confortable?
La question du confort, d'abord.
La jupe est-elle si confortable? Certes, elle l'est en apparence plus que le costume trois-pièces par temps de canicule.
Mais l'est-elle dans le métro ou à la terrasse d'un café où elle contraint à se tenir genoux serrés ou jambes croisées?
L'est-elle pour faire du sport, comme on a encore récemment voulu l'imposer aux handballeuses, et il y a quelques années aux boxeuses et aux joueuses de badminton afin (sic) "d'attirer plus de public" au spectacle sportif féminin ?
L'est-elle quand, retour de la mode fifites impulsé par la série Mad Men, elle se nomme jupe "entravée" et entrave précisément la démarche, interdisant notamment de courir? Et Christine Bard de citer un stupéfiant passage du Journal de Maurice Sachs où il raconte avec délectation sa poursuite d'une femme effrayée par lui, dans les rues de Paris, qui, pour tenter de lui échapper, ne pouvait faire que de tous petits pas de souris, sous peine de trébucher.
La jupe est-elle si confortable de nuit, dans les quartiers fréquentés essentiellement par des hommes, quand elle vulnérabilise celle qui la porte et se sent co-responsable, par le seul fait de porter ce vêtement dévoilant, des insultes, des regards déplacés et des mains aux fesses qui pourraient lui être adressés? La jupe est-elle si confortable quand l'avocat du violeur accuse celle qui la portait le jour de son agression de s'être montrée imprudente?
La "grande renonciation" des hommes à la jupe
Cependant, loin de moi qui aime tant la mode, assume une coquetterie et une sophistication parfois critiquées par d'autres féministes, l'idée de condamner la jupe et de la ranger à jamais dans le fond de mes placards.
La jupe est belle. Surtout, la jupe m'autorise à varier ma tenue : je la porte si j'en ai envie, mais je peux aussi si je préfère, l'échanger contre un pantalon. C'est à ma guise. Une liberté que m'accorde la tombée en désuétude de l'ordonnance de 1800 (puis sa récente abrogation) qui interdisait aux femmes le port du pantalon dans l'espace public.
C'est une liberté dont ne jouissent pas à l'identique les hommes. Le corps social (et aussi le plus souvent le règlement intérieur de l'entreprise dans laquelle ils travaillent) les en empêche.
L'historienne Christine Bard rappelle qu'il n'en a cependant pas toujours été autant. Les hommes, en d'autres temps, ont eu droit à la parure, comme à la coiffure, aux accessoires et aux cosmétiques. C'est même cela qui les positionnait et les valorisait dans une classe sociale supérieure. Jusqu'à la Révolution française. C'est là le point de départ de ce que le psychanalyste John Carl Flügel nomme "la grande renonciation" des hommes : faisant le choix, par souci d'égalité sociale, de l'uniforme des travailleurs pauvres et des paysans, le pantalon, ils font en même temps le choix de l'inégalité des genres, en réservant ce vêtement aux hommes (l'ordonnance de 1800 en témoigne).
La suite de l'histoire montrera qu'émancipation des femmes, avènement du prêt-à-porter et libéralisation des moeurs autoriseront de fait le pantalon aux femmes. Mais pas aux hommes de retrouver la robe. Les voilà toujours condamnés à ce costume masculin, invariable, rigide et sombre, solidement protégé par l'hétéronormativité.
Celui qui transgresse le code sera un travelo, un "détraqué" et/ou un pédé. Et les hommes des associations de défense de la jupe au masculin d'insister, et de façon parfois très appuyée, sur leur identité hétérosexuelle, comme pour éloigner d'eux les inadmissibles spectres de l'homosexualité et du travestissement, longtemps pour l'un et toujours pour l'autre renvoyés au domaine delà déviance. C'est bien une autre masculinité que promeuvent les hommes en jupe et non pas une affirmation d'un droit à l'ambiguïté. La transgression du port de la jupe au masculin est-elle déjà si subversive qu'il est, pour la faire admettre, vital de ne la mêler à aucun autre message d'égalité?
La jupe, porte-drapeau de l'égalité?
C'est pourtant bien sous les bannières de l'égalité femmes/hommes que défilent les hommes en jupe. Ce qu'ils dénoncent, c'est une discrimination contre les hommes.
Le terrain est fertile mais glissant : de la juste exigence de mixité (qu'hommes et femmes aient ensemble les mêmes droits dans l'espace public) à la mauvaise foi masculiniste (qui instille l'idée que les femmes auraient des "privilèges" discriminants pour les hommes), il ne peut y avoir qu'un pas.
Pour ne le pas franchir, il faut d'abord de l'honnêteté et ensuite de la volonté affirmée de défendre les droits des hommes avec ceux des femmes, les droits des hommes et des femmes, les droits de tout être humain à être ce qu'il veut et à se présenter en société comme il le désire, quel que soit son genre.
Vous avez dit "tenue correcte" exigée?
Alors, pour ou contre la jupe au masculin?
Résolument pour! Pour une jupe libre et optionnelle comme l'est le pantalon. Pour les hommes comme pour les femmes.
Pour une banalisation de la jupe pour tous, ne serait-ce que pour que le signe de la neutralité vestimentaire ne soit plus le seul pantalon, référent masculin s'il en est.
Pour une transgression des codes, enfin, capable de mettre en jeu la notion de "tenue correcte exigée", celle-là même qui fait définitivement échouer l'idéal d'égalité sociale des Révolutionnaires qui ont voulu s'approprier le pantalon.