SCÈNE 1. MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE, CABINET DU MINISTRE. INTÉRIEUR / JOUR.
Autour du bureau ovale, on retrouve DANIEL DIRCAB et VALÉRIE DIRCOM. Sur la table, quelques feuilles éparses. Travelling avant sur LE MINISTRE, manches retroussées, bras appuyés sur la table.
LE MINISTRE. Bien, vous aurez compris que nous n’avons plus le choix : il faut revaloriser les profs, vu ce qu’ils vont prendre dans la tronche à la retraite.
VALÉRIE DIRCOM (dépitée). Oui, Le Monde a parlé cette semaine de 32,4% de pension en moins pour les profs… Ça se voit, maintenant…
DANIEL DIRCAB. Ils sont 870 000, si on veut leur filer des thunes, va falloir creuser profond… Le SNU, on peut vraiment pas y toucher ? Ca ferait 1,5 milliard minimum chaque année, ça aiderait bien…
LE MINISTRE (regard noir). Le SNU, on n’y touche pas. C’’est la danseuse du PR, un peu comme mes chorales, quoi. Et me parlez pas du CICE, des cotisations de l'état qui baissent, ou je ne sais quoi. Oui il y a de l’argent, non il n’est pas pour les profs.
DANIEL DIRCAB et VALÉRIE DIRCOM (interrogateurs). …
LE MINISTRE (sourire). Le plus important, c’est le discours qu’on va tenir : que ce soit clair, la revalorisation sera historique, énorme, colossale, faramineuse. On fait fuiter des scénarios choc, des sommes stratosphériques, 70 ou même 100 milliards si vous voulez. Ce qui compte c’est de dire qu’ils seront étalés jusqu’à 2037.
VALÉRIE DIRCOM. Je m’en occupe, un ou deux coups de fils en off et c'est fait.
DANIEL DIRCAB. Mais on peut rien faire, en vrai, à horizon 2037, c’est trop loin !...
LE MINISTRE. C'est précisément pour ça qu'il faut dire que la revalo ira jusqu'à 2037 ! L’essentiel c'est ce que croient les gens. Surtout qu’on va donner des gages de notre détermination : on va carrément faire une loi de programmation de cette revalo et l’inscrire dans la loi retraite.
DANIEL DIRCAB. Heu, mais c’est pas constitutionnel de mettre une loi dans une loi.
LE MINISTRE (agacé). Merci bien Daniel, c’est moi le docteur en droit public ici, je suis au courant, j’ai même fait une thèse sur le juge constitutionnel. L’important c’est la portée politique, le message : "on veut vraiment vous revaloriser".
DANIEL DIRCAB. On va se faire taper dessus par le Conseil d’état et le Conseil constit’. Ca risque même de faire capoter la totalité de la loi, cette affaire. Pas sûr que Matignon et le PR soient très jouasses.
LE MINISTRE (ricane). Sauf que, dans un deuxième temps, on retire la loi de programmation de l’article 1 de la loi retraite, et on fait un article bis uniquement avec notre loi de prog’. Comme ça, si le Conseil constit’ la vire ensuite, le reste de la loi retraite ne bouge pas, et nous on peut jurer haut et fort qu’on voulait vraiment l’inscrire, cette programmation, dans la loi retraite, mais que c’est ces salauds du Conseil constit’ qui aiment pas les profs.
DANIEL DIRCAB (admiratif). Du coup il n'y aura plus de garantie, pour la revalo ?...
LE MINISTRE. Mais bougre d’âne, il n’y a pas de garantie, de toute façon ! Quelle garantie on peut donner, au juste, à part lever la main et cracher par terre ?!
DANIEL DIRCAB. Soit, mais ensuite il faudra quand même la faire cette loi de programmation sur la revalo. Et je ne crois qu’une loi de programmation jusqu’à 2037 soit bien réaliste.
LE MINISTRE. Certes. Quand la grogne aura baissé, on dira que finalement on fait un plan quinquennal, 2022-2026, par exemple.
DANIEL DIRCAB. Et si le PR est pas réélu en 2022 ?
LE MINISTRE. Et ben ce sera le problème de nos successeurs. Pour l’instant, l’essentiel est de gagner du temps. Organisons une concertation avec les partenaires sociaux.
DANIEL DIRCAB. Une quoi ?
VALÉRIE DIRCOM. Les quoi ??
LE MINISTRE (pédagogue). Des réunions. Avec les syndicats. Une looongue consultation. On les ballade, on choisit des ordres du jour disparates, avec des entrées et des sorties dans tous les sens, et surtout, on les laisse parler.
DANIEL DIRCAB (sourit). Ah oui, genre "Quels modes de pilotage pour favoriser le dynamisme et l'efficacité des collectifs pédagogiques ?", "Faut-il renforcer la coordination pédagogique par les pairs ?", "Quel rôle pour les professeurs dans l’organisation pédagogique de l’établissement ?"… J’en ai plein en stock !
LE MINISTRE. Voilà, et surtout, on les laisse parler. Ils ont toujours des trucs à dire, les syndicats, écoutez-les patiemment, quand ils parlent ils croient qu’ils agissent. On peut gagner plusieurs semaines, plusieurs mois, l’essentiel c’est que la loi retraite soit votée pendant ce temps-là, du coup les enseignants se retrouveront tout seuls avec leurs problèmes…
VALÉRIE DIRCOM. … ils seront donc beaucoup moins suivis, beaucoup moins médiatisés… et puis on saura bien s’occuper de l’opinion publique à ce moment-là, c’est pas bien difficile de les faire passer pour des privilégiés, les profs. Pour être seuls, ils vont être bien seuls !
DANIEL DIRCAB. Oui mais on a quand même dit partout qu’on allait les revaloriser, il faut bien faire quelque chose, les médias nous attendent au tournant. Au moins pour les profs qui débutent, ça redonnera peut-être envie aux jeunes de passer les concours, parce que là, c’est la bérésina, les concours…
LE MINISTRE. Justement… On a une enveloppe de 500 millions pour 2021. On va communiquer à fond là-dessus, on va proposer plusieurs scénarios aux syndicats… On les laisse plus ou moins choisir, ça change pas grand-chose pour nous, et banco, on aura donné ½ milliard aux profs.
Le ministre cherche dans les papiers étalés devant lui.
LE MINISTRE. Ah, voilà mon brouillon. Scénario 1 : entre 64 € et 157 € nets mensuels jusqu’à l’échelon 5 (les 86 % de profs restant, que dalle). Scénario 2 : un peu moins, mais jusqu’à l’échelon 6 (77 % des autres profs, nada). Scénario 3 : entre 114 € et 14 € jusqu’à l’échelon 8 (et 0 € pour les 56 % plus vieux). Scénario 4 : moins pour les jeunes, autour de 92 €, mais on va jusqu’à l’échelon 11 qui touche 14 €, dans ce scénario (celui que vont choisir les syndicats), seuls 24 % des profs n’ont rien.
VALÉRIE DIRCOM. Ingénieux…
DANIEL DIRCOM. … ça fait pas bezef, cet argent. On sait qu’il faudrait augmenter tout le monde de 25 à 30 % pour qu’ils ne morflent pas. C’est pas 14 balles par mois qui vont leur permettre de changer leur garde-robe…
VALÉRIE DIRCOM. Mais ça fait pas 500 millions, ça ?...
LE MINISTRE (sourit). En effet, ça fait 200 millions. Le reste, il va falloir qu’ils le méritent.
DANIEL DIRCAB et VALERIE DIRCOM. …??
LE MINISTRE. Donnant-donnant. L’argent sera pour ceux qui veulent bien travailler plus pour gagner plus. Il faut bien comprendre ceci : à chaque fois que vous promettez un euro aux syndicats, ça doit être en contrepartie de quelque chose. Formation obligatoire pendant les vacances (on leur file une petite indem’), remplacement des absents payé en heures sup’…
DANIEL DIRCAB. Si je peux me permettre, ça existe déjà et personne ne veut les faire, ces heures sup’.
LE MINISTRE. Ben ça prouve bien qu’ils ont pas tant besoin d’argent que ça, alors, les profs !
VALÉRIE DIRCOM (petite voix). ...ou alors qu’ils bossent déjà beaucoup…
DANIEL DIRCAB. Mais, donc en fait, cet argent, c’est pas pour compenser les retraites ?
LE MINISTRE. Non, ça, c’est ce qu’on veut faire croire, mais en vrai, notre but à nous, c’est de « redéfinir le métier », de mettre en place « l’enseignant du 21ème siècle », bref de leur donner plus de tâches et moins de congés à rien foutre et de renforcer la hiérarchie pour mieux les surveiller !... Bon, Daniel, vous me faites une note, une feuille de route confidentielle. Valérie, je veux des éléments de langage ce soir sur mon bureau.
DANIEL DIRCAB et VALÉRIE DIRCOM se lèvent et se dirigent vers la porte.
LE MINISTRE. Ah, au fait… (DANIEL DIRCAB et VALÉRIE DIRCOM se retournent). N’oubliez pas l’essentiel : les profs seront vraiment les grands gagnants de cette réforme ! (Eclats de rire).
Fondu au noir.
A suivre...
Merci à Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, créateurs de la série TV "Baron Noir", pour la source d'inspiration. On a hâte de découvrir la saison 3, dès demain !
Bien entendu il ne s'agit ici que de politique fiction, on pourra le constater en se reportant à ces papiers sur les 32,4 % de perte de pension des profs, sur le SNU et la revalorisation, sur les chiffres de 76 à 100 milliards qui circulent, sur le scénario du choc budgétaire, sur l'avis du Conseil d'état sur la loi de programmation, sur la rédaction d'un article 1 bis pour ladite loi de programmation, sur les 500 millions 200 millions et les 4 scénarios de revalo pour 2021, sur la redéfinition du métier d'enseignant et "l'enseignant du 21ème siècle"...
A (re)voir :
Baron orange (scénario de politique fiction éducative).
Baron orange, saison 2 : opération Chiron.
Baron orange saison 3 : missions Théodule.
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