Baron orange, saison 2 : Opération Chiron

 

Previously, on « Baron orange ».

 

SCÈNE 1. MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE, CABINET DU MINISTRE. INTÉRIEUR / SOIR.

Travelling avant sur la table de travail, autour de laquelle nous découvrons Daniel, le directeur de cabinet (DIRCAB), Valérie, la directrice de la communication chargée des relations avec les médias (DIRCOM), et Marvin, le stagiaire de 3ème. En bout de table, le ministre, debout, en bras de chemise. La caméra arrive en contre-plongée sur lui.

 

LE MINISTRE. Cette petite réunion a pour but de faire le point sur ce que nous avons mis en place depuis notre arrivée et sur ce qui va suivre. Nous voici dans notre deuxième année à la tête de ce ministère, nous avons accompli du bon travail déjà, mais il est temps de changer de braquet.

MARVIN (se tourne vers VALERIE DIRCOM et chuchote). … de braquet ?

VALERIE DIRCOM (agacée). De passer à l’étape supérieure.

LE MINISTRE. Le fait est que nous savons, vous et moi, que nous avons raison. J’ai des convictions, je sais parfaitement ce qu’il faut faire pour que l’école réussisse, je connais la bonne méthode. Il n’y en a pas dix mille ! Les neurosciences, l’imagerie cérébrale, le cerveau lui-même nous disent précisément ce qu’il faut faire et comment il faut faire ! C’est pas compliqué quand même, je ne comprends pas qu’on ne comprenne pas !

VALERIE DIRCOM. L’opposition est à la marge, pas d’inquiétude, le grand public est avec nous. Le sondage BFMTV est sans appel.

LE MINISTRE. Ça m’énerve qu’on puisse encore penser le contraire de ce que nous disons… Ceux qui œuvrent pour le progrès, ils pensent comme moi ! Je ne laisserai pas d’obstacles sur mon chemin, rien ni personne ne m’empêchera d’accomplir ma mission. C’est pourquoi nous avons mis en place ce que j’ai appelé… l’"Opération Chiron".

MARVIN (se tourne vers VALERIE DIRCOM et chuchote). … Chiron ?

VALERIE DIRCOM (agacée). Du nom du centaure qui a fait l’éducation d’Achille et autres héros de la mythologie grecque.

MARVIN. Ah ouais, on a travaillé dessus avec madame Terrier, Achille, le roi Arthur tout ça, je m’en rappelle!

VALERIE DIRCOM (agacée). Je me LE rappelle.

LE MINISTRE. "Opération Chiron" a pour objectif de nous donner la maitrise totale de l’espace de réflexion et d’action dans le champ de l’éducation en France : programmes, formation, instances, et bien sûr, agents chargés de mettre tout ceci en place.

MARVIN (murmure admiratif). Ah ouais carrément… Genre le Parrain 3, quoi !

LE MINISTRE. … "Opération Chiron" vise à placer dans nos seules mains le contrôle total de l’école française. Premier volet, l’opinion publique : ça, c’est déjà gagné.

VALERIE DIRCOM. Je vous le confirme, le sondage Causeur / Valeurs actuelles / Le Figaro est formel : on ne change rien, on garde les mêmes éléments de langage, autorité / fermeté, fondamentaux, "c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs soupes", déclinisme, etc. Les gens adorent entendre que c’était mieux avant, vu qu’avant, c’était eux. Rien à changer sur ce volet.

LE MINISTRE. Deuxième volet, le contrôle des élèves et des profs.

DANIEL DIRCAB. Sur ce point aussi on a bien avancé, les évaluations nationales ont été rétablies, on a déjà les premiers chiffres des CP et des CE1, on aura bientôt ceux de 6ème. On pourra vite communiquer là-dessus.

MARVIN. Ah ouais, ma petite sœur elle les a passés, les tests ! Elle nous a dit qu’il y avait plein de choses qu’elle avait pas appris, là-dedans !

VALERIE DIRCOM. Apprises.

MARVIN. Non mais c’est abusé, on peut pas savoir leur niveau, en vrai, non ?

VALERIE DIRCOM (gênée). Bon Marvin, c'est bon on a compris, là.

LE MINISTRE. Bon il va se taire votre animal, Valérie ? Sinon je lui mets deux heures de colle, hein !... L’important est qu’on puisse très vite avancer des chiffres, et très vite procéder à un classement des écoles les plus performantes. Attention, ce classement doit rester confidentiel, pour l’instant. Le but est d’offrir aux clients de l’école, pardon aux parents d’élèves, une information précise sur l’endroit où ils vont mettre leurs enfants (ou pas). D’autre part, il s’agit de mettre un bon coup de pied dans la fourmilière et de remettre les profs au boulot pour de bon, sous la pression des parents et de leur hiérarchie.

DANIEL DIRCAB. Ca marche déjà plutôt bien. On a pas mal de remontées de terrain qui confirment que les parents commencent à interroger les profs sur la dictée quotidienne, sur les manuels de lecture au CP, sur l’utilisation du guide orange…

LE MINISTRE. Parfait. Troisième volet, les instances. Là aussi, on a fait du bon travail. Le Conseil scientifique qu’on a créé est une réussite, tout les médias en ont parlé, on a la caution qu’on voulait.

DANIEL DIRCAB. Il faudrait quand même davantage le consulter. Il y a des membres qui découvrent les travaux sur lesquels ils sont censés travailler sur Internet…

LE MINISTRE. Détail, ça, Daniel. Autre instance sous contrôle : le CSP.

MARVIN (se tourne vers VALERIE DIRCOM et chuchote). … CSP ?

VALERIE DIRCOM (agacée). Conseil supérieur des programmes.

DANIEL DIRCAB. Les opposants ont démissionné, sans trop faire de fracas, on a une fidèle à sa tête qui dit tout haut dans les médias ce qu’on dit tout haut ici et qui verrouille tout. On peut tranquillement faire les programmes nous-mêmes.

LE MINISTRE (énervé). Qui verrouille tout, c’est vite dit ! Les textes des futurs programmes du lycée n’arrêtent pas de fuiter ! On avait tout fait pour que les experts et les syndicats ne les aient pas, ces textes, et ils arrivent quand même à se les procurer ! Que proposez-vous ?

DANIEL DIRCAB.

MARVIN. Ben, y a qu’à pas les donner, les textes. Ils sortent d’ici, toute façon, c’est ça ?

LE MINISTRE, DANIEL DIRCAB ET VALERIE DIRCOM se regardent et se tournent lentement vers MARVIN.

VALERIE DIRCOM. Heu, oui.

MARVIN. Ben alors il faut les donner au dernier moment ! Et vous les reprenez après. Juste le temps qu’ils les voient.

DANIEL DIRCAB (sourit). C’est faisable. On ne leur donne accès aux textes que dans la salle où auront lieu les discussions et le vote. Et on demande d’éteindre les téléphones, bien sûr.

LE MINISTRE. Très bien, ça, très bien. Comme ça, non seulement les textes iront direct d’ici au vote, et en plus au CSP ils auront à peine le temps de les consulter avant le vote. Ca va faciliter les discussions, ça ! Très « Chiron » !

VALERIE DIRCOM. Les syndicats et les experts vont sauter au plafond. A tous les coups, tribune dans Libé, tribune dans Le Monde… Ils vont dire qu’on leur demande de voter des textes qu’ils auront à peine eu le temps de lire, alors qu’ils sont censés participer à leur élaboration.

LE MINISTRE. Qu’ils les fassent, leurs tribunes, personne ne lit plus les journaux. J’irai dire à la radio que le débat public ne doit pas être pollué par des gens qui n’ont que des intentions polémiques et politiciennes. Volet suivant.

DANIEL DIRCAB. La formation. Il faut contrôler davantage les contenus, et les hommes. Tous les contenus doivent venir de nous, avec le Conseil scientifique comme caution bien sûr.

LE MINISTRE. Et toutes les plaquettes de formation doivent être uniquement tournées vers la mise en application de ces contenus produits par nous. Il faut faire rentrer dans le crâne des futurs profs ce qu’ils doivent faire que la science a prouvé. Quant aux hommes, j’en peux plus moi, de ces universitaires à la tête des ESPE. On va nommer nous-mêmes ceux qu’on veut voir diriger les ESPE, des fidèles, qui comprennent ce qu’on veut faire et qui nous aideront à le mettre en place. Au fait, ça avance, le nouveau nom des ESPE ?

DANIEL DIRCAB. Oui, on est sur INSP, "Institut nationaux supérieur du professorat".

LE MINISTRE. Pas mal. Il faut aussi changer l’ESEN…

VALERIE DIRCOM (se penche vers MARVIN). Ecole supérieure de l’éducation nationale, qui forme les cadres et les inspecteurs.

MARVIN. Ouais, les chefs quoi.

LE MINISTRE. … en un Institut qui formera la matière grise de l’Education nationale comme nous le voulons : en sortiront de parfaits soldats qui nous aideront à appliquer notre politique. Bon, côté instances et formation on est pas mal. Reste le Cnesco…

VALERIE DIRCOM (se penche vers MARVIN). Conseil national d’évaluation du système scolaire.

MARVIN. Sérieux c'est quoi votre problème, avec les sigles, à l'Education Nationale !

LE MINISTRE. Le Cnesco, il me casse les bonbons, avec ses conférences de consensus qui font l’unanimité et ses rapports pénibles sur le pilotage du système. Je n’ai pas franchement envie qu’il évalue notre politique, avec toutes ces personnes qu’on n’a pas nommées dedans. Hors de question qu’on me mette des bâtons dans les roues…

MARVIN (étonné). Mais vous pouvez pas les virer pour mettre des hommes à vous, comme pour le reste ?

LE MINISTRE (intéressé).  …

VALERIE DIRCOM. Le ministre ne peut pas nommer les membres du Cnesco, Marvin, c’est une instance indépendante.

MARVIN. Et alors, il suffit de changer la loi !

DANIEL DIRCAB (patient). Il faudrait faire une nouvelle loi, et le ministre a dit en arrivant qu’il n’y aurait pas de loi à son nom… Or il y en a déjà eu deux.

MARVIN. Ah ouais. Et y en a souvent, des lois, dans ce ministère ?

DANIEL DIRCAB (gêné). Ben non, seulement quatre en trente ans.

MARVIN. Ah ouais, ça la fout mal…

LE MINISTRE. Il a raison le petit (je crois que je vais le nommer dircab, il a plus d’idées que vous deux réunis). La loi, on va la faire ! On va même la faire aux petits oignons ! Le Cnseco on va lui donner des missions bidons, et à la place on va créer une autre instance qui fera des évaluations des élèves, des établissements, des profs, mais pas de nous. Et en plus, on mettra dans la loi que les membres seront nommés par le ministère.

DANIEL DIRCAB. Les syndicats, le CSE vont bondir !

VALERIE DIRCOM (se tourne vers MARVIN). Conseil supérieur de l’éducation.

LE MINISTRE. Et ben laissez leur de la marge, par exemple un tiers qui ne serait pas nommé ici, mais par les parlementaires. Il nous restera deux tiers, le principal c’est qu’on maitrise cette instance.

DANIEL DIRCAB. Ok, on s'évaluera nous-mêmes, mais il restera les évaluations internationales, l’OCDE qui nous emmerdera avec ses rapports et son PISA… Le prochain sera publié en 2019.

LE MINISTRE. Je dirai que les résultats sanctionnent la politique de mes prédécesseurs. Ça justifiera le changement qu'on apportera. Tiens, d’ailleurs, je vais faire la même chose avec la loi ! On va sortir les résultats des évaluations nationales de CP et CE1 juste avant de présenter le projet de loi. Comme les résultats seront mauvais, cela fera passer ma loi comme une lettre à la poste.

DANIEL DIRCAB. Et si les résultats ne sont pas si mauvais ?

LE MINISTRE. Avec ce qu’on leur a donné à faire, aux élèves ? Vous plaisantez, on les a évalués sur des choses qu’ils ne connaissaient pas.

VALERIE DIRCOM. Oui, ça peut passer, il y a aura un peu de fact-checking mais le grand public applaudira.

MARVIN (murmure admiratif). Ah ouais… en fait c’est mieux pour vous que les élèves réussissent pas…

LE MINISTRE (sourit). Daniel, tant qu’on y est, on peut prévoir quelque chose, dans la loi, pour qu’ils puissent pas me faire chier, les territoriaux ? Avec ce qu’on leur prépare sur les nouvelles académies, les nouvelles écoles de formation des profs, je me passerais bien de leur avis, aux comités régionaux et départementaux.

DANIEL DIRCAB. Heu… on va mettre qu’on peut les court-circuiter par ordonnance.

LE MINISTRE. Et ben c’est bien ça, Daniel, on commence à avoir l’esprit "Chiron" !

VALERIE DIRCOM. Ça va faire jaser dans le Landerneau, en université… Remarquez, ce sera moins visible que la nomination de la rectrice de Versailles passée en Conseil des ministres.

LE MINISTRE. Bon je crois qu’on a fait le tour. Daniel je veux un pré-projet de loi demain à 8 heures sur mon bureau. Valérie, vous me faites un topo médias sur "Chiron". Marvin, vous restez cinq minutes avec moi, j’aimerais vous parler d’un ou deux sujets…

A suivre...

Merci à Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, créateurs de la série TV "Baron Noir", pour la source d'inspiration.

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