Baron orange, saison 3 : Mission Théodule

Previously, on « Baron orange » : saison 1, saison 2.

 

INTERIEUR JOUR / CABINET DU MINISTRE.

Travelling avant sur la table de travail, autour de laquelle se trouvent Daniel, le directeur de cabinet (DIRCAB), Valérie, la directrice de la communication chargée des relations avec les médias (DIRCOM), et Théodule, un homme chétif et peu à l’aise. En bout de table, le ministre, debout, les mains à plat sur la table. La caméra arrive en contre-plongée sur le ministre, en bras de chemise.

 

LE MINISTRE : Bien. Vous avez tous entendu le Président, et compris la nouvelle ligne. Il faut rétablir le contact avec les français. Pour nous, ça consiste surtout à brosser les profs dans le sens du poil. On a bien bossé depuis deux ans, on a fait passer à peu près ce qu’on voulait, maintenant, on nous demande de lever un peu le pied, et de se montrer plus… à l’écoute des profs.

DIRCAB et DIRCOM se regardent, ne semblent pas comprendre. THEODULE acquiesce.

LE MINISTRE : Je vous présente Théodule Wofrèze. C’est lui qui sera chargé d’écouter les colibris, je veux dire, les profs.

DIRCAB et DIRCOM soufflent, soulagés.

LE MINISTRE. Enfin, quand je dis écouter, ça veut surtout dire regarder sur Internet ce qui se dit, hein, pas les écouter en vrai. Déjà qu’on se fade les syndicats au ministère, c’est bien suffisant. Non, Théodule ira prendre le pouls sur les réseaux sociaux et les forums, il nous fera un rapport tous les deux jours.

DANIEL DIRCAB et VALÉRIE DIRCOM se regardent, lèvent les yeux au ciel en même temps et esquissent un sourire.

THÉODULE. Heu, justement, j’ai déjà là un rapport qui montre que…

LE MINISTRE (lève la main pour l’arrêter). Plus tard, Théodule, on a du travail. Bon, première séquence du rapprochement, on a décidé d’augmenter les profs. De 300 €.

DANIEL DIRCAB (écarquille les yeux). La vache, 300 € !!

LE MINISTRE. Par an, Daniel, par an. Ça fait 25 € bruts par mois, pas d’affolement.

THÉODULE. Heu, si je peux me permettre, c’est assez peu, et les enseignants…

LE MINISTRE (lève la main pour l’arrêter). Tout à l’heure, Théodule. Bien sûr, l’essentiel est la manière dont les médias vont reprendre cette annonce. Valérie, veillez à ce que les chaines infos ne donnent pas trop de détails, qu’elles annoncent 300 €, sans plus de précisions, et monsieur tout le monde entendra 300 € par mois. De toute façon 56% des français pensent déjà que les profs sont suffisamment payés, ils entendront ce qu'ils veulent entendre.

VALÉRIE DIRCOM. C'est tout à fait vrai, mais ce serait bien de disposer d'une étude qui enfonce le clou...

DANIEL DIRCAB. Le prochain rapport de l’OCDE ! Il doit bien y avoir un tableau, un chiffre qu’on pourrait utiliser, qui montre que les profs français sont pas si à plaindre que ça…

THÉODULE. Heu, pourtant, les chiffres sont clairs, les profs français sont au contraire…

LE MINISTRE (lève la main pour l’arrêter). Très bien, ça, Daniel. Valérie, voyez avec l’OCDE ce qu’ils peuvent sortir, et mettez les chaines infos dessus.

THÉODULE. Heu, monsieur le ministre, si je peux me permettre… Vous savez sans doute qu’une enseignante s’est… heu… supprimée, et je crois pouvoir dire que les enseignants sont un peu…

LE MINISTRE (le regarde fixement). Je sais. On est embêtés.

VALÉRIE DIRCOM. Il faut absolument communiquer rapidement, monsieur le ministre, la dernière fois, on avait mis 10 jours, c’était trop.

THÉODULE. Heu, oui, les enseignants s’en souviennent… Sur les réseaux sociaux, ils…

LE MINISTRE (le regarde fixement, puis s’adresse à DIRCOM). Faites un tweet, Valérie. Et espérons que les médias ne relaient pas trop.

DANIEL DIRCAB. Si vraiment ça buzze, ce serait bien que l'actualité nous file un coup de pouce… L’idéal serait qu’une actrice ou un ancien sportif meure, ça occuperait les rédactions…

THÉODULE. Heu, veuillez m’excuser, mais cette histoire de suicide pourrait prendre des proportions plus importantes, les enseignants sont vraiment…

LE MINISTRE (agacé). Si vraiment il le faut je ferai une vidéo. Et on annoncera la création d’un comité de suivi.

THÉODULE. Heu… pour suivre quoi, en fait ?

DANIEL DIRCAB. Il a raison, Théodose, normalement un comité de suivi c’est pour suivre l’application d’une loi, d’une réforme, là il y a rien à suivre… On peut créer un Observatoire, plutôt, non ?

LE MINISTRE. Sûrement pas. Ça rappellerait l’Observatoire du pouvoir d’achat des professeurs, que j’ai annoncé l’année dernière.

DANIEL DIRCAB. Vous voulez qu’on fasse un Grenelle ?

LE MINISTRE. N’exagérons rien, ce n’est qu’un suicide.

THÉODULE. Heu, je pense qu’on pourrait organiser un Grand Débat, les enseignants pourraient dire…

LE MINISTRE (le foudroie du regard). Et puis quoi encore ! Écouter les profs ça veut dire qu'ils prennent la parole. On leur a pas fermé le bec avec un article de loi sur le devoir de réserve pour leur filer le micro ensuite ! Non mais sans blague, vous allez me proposer quoi, encore ? Des états généraux, avec des cahiers seyes de doléances ??

DANIEL DIRCAB. Et une consultation papier, dans les écoles ?

LE MINISTRE (réfléchit). Oui, pas mal ça, les consultations papier. C'est discret, ça les occupe et on en fait ce qu'on veut ensuite. Mais, recyclable hein, le papier. Autant que ça vienne de la poubelle, vu que ça va y retourner !

Rires de DIRCAB et DIRCOM.

THÉODULE. Heu, je peux vous donner quelques éléments glanés sur la toile : il apparait que les directeurs demandent surtout des aides administratives, des décharges de direction, un allègement des tâches chronophages et…

LE MINISTRE (le regarde fixement). Théodule, faites attention. On pourrait bien commencer par vous, il doit forcément y avoir une école pas trop loin d'ici où on a besoin d'un emploi aidé.

Théodule déglutit et se tait.

DANIEL DIRCAB (s'illumine). Eh, si on en profitait pour ressortir nos EPEP ?! On a qu’à lier les revendications des directeurs à un changement de statut ! On crée un statut de chef d’établissement, on leur file des responsabilités et une petite prime, on enrobe tout ça de sucre, et du coup on peut enfin créer les établissements publics d’enseignement primaire !

LE MINISTRE. Excellent, ça, Daniel ! Voilà pourquoi on vous paie si grassement. Ce qu’on n’est pas arrivé à faire avec les EPSF dans la Loi, on peut le faire en profitant de la situation actuelle. Sans compter que les directeurs d’école étant pour et les instits contre, ça va diviser tout ce petit monde.

VALÉRIE DIRCOM. Sans parler des syndicats, qui sont très emmerdés et divisés sur ce sujet…

LE MINISTRE. Parfait. Appelez notre chère députée pour qu’elle prépare une loi dans ce sens et qu’elle commence à communiquer là-dessus. Dites-lui qu’on suivra. Bien, je crois qu’on a fait le tour.

DANIEL DIRCAB. J’y pense, il faudrait peut-être créer un Observatoire des comités de suivi, un de ces quatre, non ?

THÉODULE (toussote). Et sinon… Pour ce qui est de rétablir le contact avec les enseignants ?...

Fondu au noir.

Un panneau apparait :

 

 

Un merci reconnaissant à Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, créateurs de la série TV "Baron Noir", source d'inspiration. Vivement la saison 3 !

Un grand merci aussi aux internautes pour leur participation involontaire, par leurs commentaires, à ce scénario de politique-fiction.

Les deux premiers épisodes sont visibles ici :

Baron orange (scénario de politique-fiction éducative)

Baron orange, saison 2 : Opération Chiron.

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