NOIR, fondu sur le panneau :
« AUTOMNE 2018 »
INT / JOUR. Cabinet du ministre.
VALERIE DIRCOM et DANIEL DIRCAB entrent dans le cabinet.
Derrière la grande table ovale, sont attablés LE MINISTRE et JEAN-MAX, le DGESCA, homme à l’œil perçant derrière ses lunettes.
LE MINISTRE. Assoyez-vous. Vous connaissez Jean-Max, de la Direction Générale des Affaires Scabreuses, notre DGESCA.
Signes de têtes, poignées de mains.
LE MINISTRE. Bon, la réforme du bac est prête. Il faut maintenant penser à l’imposer en douceur, sans que ça ne fasse de remous. On a déjà bien assez de bordel avec les Gilets Jaunâtres.
DANIEL DIRCAB. Côté profs, ça devrait aller, les syndicats passent leur temps à gueuler, donc le grand public ne fera pas la différence. Les profs feront grève, mais bon ils ont déjà fait pas mal grève cette année et commencent à tirer la langue. Et puis avec les chiffres sous-évalués qu’on donne du taux de grévistes, pas de souci à se faire de ce côté.
LE MINISTRE. Très bien, d’ailleurs ce n’est pas de ce côté que je me fais du souci.
DANIEL DIRCAB et VALERIE DIRCOM. ?...
LE MINISTRE. Les lycéens. Hors de question que je me retrouve avec des hordes de jeunes incontrôlables dans les rues. Personne ici ne veut d’un nouveau Malik Oussekine… [il se tourne vers JEAN-MAX]. C’est la raison de la présence ici de Jean-Max.
JEAN-MAX (toussote et se rapproche de la table, fixant DANIEL DIRCAB et VALERIE DIRCOM droit dans les yeux). On va créer un syndicat lycéen à notre botte.
DANIEL DIRCAB et VALERIE DIRCOM se regardent, surpris.
DANIEL DIRCAB. Vous voulez dire que…
JEAN-MAX. Exactement ce que je viens de dire, un syndicat Potemkine. Il nous faut des jeunes qui soutiennent notre projet, qui le disent haut et fort et qui s’opposent aux autres syndicats lycéens.
DANIEL DIRCAB, dubitatif. D’accord, mais on les trouve où, ces lycéens ? Des lycéens d’accord avec nous, j’en connais pas beaucoup…
LE MINISTRE. Ca, c’est votre affaire, Daniel, vous vous débrouillez, vous allez voir les Jeunesses d’En Avant Marche, ils auront peut-être du monde à proposer, mais vous me trouvez une vingtaine de types prêts à nous suivre, qui s’occuperont ensuite de recruter dans les lycées.
DANIEL DIRCAB. Ca va pas être de la tarte…
LE MINISTRE s’agace. Débrouillez-vous, je m’en fous. Vous trouverez bien quelques gars qui ont envie d’avoir du pouvoir et de montrer leur bobine à la télé de temps en temps, non ?
JEAN-MAX. L’idée c’est que nos gars occupent le terrain, qu’ils servent de pare-feu contre les autres syndicats. Qu’ils communiquent positivement sur les réseaux sociaux, qu’ils se trouvent là où seront les micros.
VALERIE DIRCOM. Oui, je comprends, le temps de parole médiatique n’est pas extensible, autant que ce soit eux qui parlent, quoi…
LE MINISTRE sourit. Voilà… On va leur donner un coup de pouce, 65 000 euros pour lancer leur syndicat, ça me parait pas mal pour commencer. On passera à 95 000 en année 2.
DANIEL DIRCAB. On coupe sur quel budget ?
LE MINISTRE. Ben sur celui des autres syndicats, Daniel, merde ! Le but c’est de donner au nôtre une vraie force, donc le mieux c’est encore d’affaiblir les autres. Divisez leurs subventions par 4.
JEAN-MAX. Autre chose. L’idée, c’est aussi qu’ils soient autour de la table quand on rencontrera les syndicats lycéens pour la « consultation » sur la réforme, pour contrecarrer les autres et nous soutenir.
DANIEL DIRCAB. Très bien.
VALERIE DIRCOM. On pourrait même n’inviter qu’eux, non ?…
LE MINISTRE se tourne vers elle, JEAN-MAX plisse les yeux d’intérêt.
VALERIE DIRCOM. Ben oui, c’est mieux si nos interlocuteurs sont d’accord avec nous, dans une consultation, non ? L’essentiel est qu’on ait des jeunes à montrer pour les micros à la sortie de la réunion. Et puis, on a assez reçu les autres syndicats, ils ne veulent rien savoir, ça commence à bien faire !
LE MINISTRE, content. Voilà, Valérie, vous commencez à comprendre comment j’envisage la politique ! Il était temps !
DANIEL DIRCAB. Tant qu’à faire, avant chaque réunion on n’a qu’à leur donner des listes de propositions qu’ils nous feront et qu’on acceptera…
LE MINISTRE (se tourne vers JEAN-MAX, fier d’eux). Ok, je vois que vous commencez à comprendre : nos petits gars trustent les micros, d’une part pour servir de relais à notre discours, d’autre part pour condamner les autres syndicats, leurs actions, leur position. Quand ça commencera à chauffer, notamment, il faudra immédiatement qu’ils disent que les lycéens qui sont dans la rue n’ont rien compris et sont des irresponsables, et appeler à la reprise des cours.
DANIEL DIRCAB. On pourrait peut-être s’arranger pour qu’ils aient des représentants au Conseil Supérieur de l’Education ?
LE MINISTRE (se tourne vers JEAN-MAX, ravi). Excellent !
JEAN-MAX. De mon côté, je m’occupe de mettre quelques recteurs de notre côté sur cette affaire, je pense à Orléans, Créteil, Grenoble, quelques autres. Histoire qu’ils leur préparent leurs communiqués, à ces jeunes, hein, parce que bon, les jeunes, de nos jours… [Rires de tous].
VALERIE DIRCOM. Permettez-moi d’insister sur le réseaux sociaux, monsieur le ministre, monsieur le DGESCA. Avec des jeunes de cet âge, c’est primordial que… nos petits gars maitrisent parfaitement l’espace et le discours des RS.
JEAN-MAX. Vous avez raison, j’insisterai sur ce point avec les rectorats.
LE MINISTRE (se tourne vers DANIEL DIRCOM). Daniel, quand vous aurez recruté la matrice de ce Syndicat, les quelques mâles alpha, vous les envoyez chez Jean-Max, c’est lui qui pilotera tout ça. L’idée, c’est un petit pool de 4 ou 5 individus qui cornaquent tout en lien avec Jean-Max depuis la DGESCA.
DANIEL DIRCOM (toussote). Monsieur le ministre, vous n’avez pas peur que ces jeunes deviennent incontrôlables, fassent un peu n’importe quoi ?
LE MINISTRE. Peur de quoi, Daniel, allons ?... Qu’ils utilisent l’argent des subventions pour s’acheter des MacBook, se faire des restos étoilés et dormir dans des hôtels 5 étoiles avec des bouteilles de Dom Pérignon sur leur table de chevet ?... Et puis quoi encore ! [Rires de tous]. Non, par contre, Jean-Max, prévoyez éventuellement un ou deux postes de chargé de mission chez vous, à la DGESCA, pour les meilleurs d’entre eux. Il faut valoriser les compétences, non ?
Sourire froid du ministre.
Fondu au noir.
Toute ressemblance avec la réalité ne serait bien entendu que pure coïncidence, mais on pourra tout de même lire les sources d’inspiration que sont les articles de Libération, de Médiapart, et ce thread d'un syndicaliste lycéen.
Et, bien sûr, un grand merci à Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, créateurs de la série TV "Baron Noir".
A (re)voir :
Baron orange (scénario de politique fiction éducative).
Baron orange, saison 2 : opération Chiron.
Baron orange saison 3 : missions Théodule.
Baron orange saison 4 : revalo à vau-l'eau.
Baron orange saison 5 : cellule indigestion de crise.
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