Les psychédéliques sont des psychotropes qui agissent sur vos états de conscience. Les plus connus sont le LSD ou la psilocybine, le principe actif des champignons hallucinogènes. En lisant "Voyage aux confins de l'esprit", le livre du journaliste Michael Pollan1, j'ai découvert que ces drogues pouvaient soulager vos troubles psychologiques…
"Voyage aux confins de l'esprit" est un pavé. Un pavé captivant sur l'histoire et l'étude scientifique des psychédéliques. Son auteur révèle, preuves à l'appui, que ces substances ont des pouvoirs thérapeutiques sur divers troubles psychiques, comme la dépression, les addictions ou l'anxiété. Ces effets bénéfiques sont liés à la qualité de l'expérience spirituelle vécue au cours d'un trip : plus vous avez le sentiment de vivre une expérience mystique profonde, plus vos problèmes psychologiques s'amenuisent. Or science et spiritualité n'ont jamais fait bon ménage. Dès lors, l'étude scientifique des effets induits par les psychédéliques devient une gageure. Peu importe ! Pollan relève le défi et en fait la problématique centrale de son ouvrage. Pour résoudre son enquête, le journaliste invoque la piste des neurosciences. Mais il fait l'impasse sur les processus psychologiques. Pourtant, le bouquin transpire de références non avouées à la psychologie comportementale, support d'une thérapie de choix pour conduire les séances sous psychédéliques…
Les effets thérapeutiques des psychédéliques expliqués par les neurosciences
L'entropie de votre cerveau
A l'heure actuelle, la théorie la plus séduisante pour expliquer les effets des psychédéliques est la théorie du cerveau entropique. L'entropie renvoie à la notion d'ordre dans un système : plus l'entropie est faible, plus l'ordre est maintenu ; à l'inverse, plus grande est l'entropie, plus grand est le chaos. Classiquement, votre cerveau d'adulte est à faible entropie. Sa structure est en effet organisée en zones spécifiques et indépendantes les unes des autres qui lui permettent de maintenir un certain ordre cognitif. Bien que cette faible entropie présente un avantage adaptatif certain, elle a un revers de médaille : trop d'ordre dans la dynamique de votre cerveau peut conduire à une rigidité mentale, terreau de la plupart des psychopathologies (dans la dépression par exemple, la pensée est "bloquée" dans un biais négatif, quelles que soient les contingences de l'environnement)2.
Au contraire, sous psilocybine votre cerveau augmente son entropie : vos réseaux cérébraux perdent de leur spécificité et se mettent à communiquer entre eux de façon anarchique, faisant apparaître de nouvelles connexions. Ce chaos cognitif débloquerait vos schémas de pensée embourbés dans une rigidité pathologique. Et expliquerait par conséquent votre plus grande flexibilité comportementale, au point que les psychédéliques provoquent souvent une révision radicale de vos priorités de vie.
Le réseau "du mode par défaut"
Si les psychédéliques lâchent les reines de l'entropie, c'est parce qu'ils inhibent la région de votre cerveau dédiée justement au maintien de l'ordre cognitif. Cette région cérébrale s'appelle le réseau du "mode par défaut" (MPD). Le MPD se construit durant l'enfance. Arrivé à maturation, il rempli trois fonctions. Chacune de ces fonctions a une utilité adaptative, mais aussi une servitude :
- C'est grâce à lui que vous pouvez vous remémorer vos actions passées et imaginer votre futur - N'avez-vous jamais remarqué à quel point votre esprit vagabondait dans le temps ? Cette capacité de projection mentale vous aide à résoudre les problèmes et prévoir les dangers… Mais elle vous rend apte à souffrir de ce qui vous est arrivé ou de ce qui pourrait vous arriver. Vous voilà en effet équipé pour ruminer regrets et remords, et pour vous soucier de l'avenir.
- Il fonctionne comme un filtre, ne laissant passer dans votre conscience que les stimuli extérieurs nécessaires à votre adaptation. Un peu à la Matrix, le MPD vous donne ainsi à voir un monde illusoire, fruit de vos expériences personnelles, et qui vous est propre - N'avez-vous jamais remarqué à quel point il pouvait être difficile de persuader les autres d'adhérer à votre vision des choses ? Certes, votre conception du monde est étriquée, mais elle est plus cohérente… Par contre, elle restreint énormément vos capacités à vivre ensemble. Car tant que vous ne vivez pas dans la même matrice que vos congénères, il vous est difficile d'établir avec eux des connivences.
- Le MPD est le lieu d'émergence de la conscience de soi. En s'alimentant de vos expériences de vie sociale, il façonne progressivement une définition d'un vous, distinct des autres. C'est le début de la perception de soi et de l'introspection - N'avez-vous jamais remarqué à quel point vous pouviez vous embourber dans des discussions incessantes avec vous-même ? - Le MPD est donc le siège de votre ego, le représentant si rassurant de votre intégrité… Mais aussi créateur de culpabilité, toutes les fois où vous agissez en contradiction avec l'idée que vous vous faites de vous-même.
Imaginez maintenant ce qui pourrait se passer si votre MPD se mettait en off…
- Toute votre attention se focaliserait sur l'instant présent. Adieu ruminations et anticipations anxieuses3 !
- Vous seriez libéré de vos a priori égocentriques à propos du monde et éprouveriez alors un sentiment de connexion avec les autres. Adieu intolérance, vive l'amour inconditionnel !
- Votre notion de subjectivité disparaîtrait. Adieu schémas de pensée rigides à propos de vous-même4 !
Telles sont les promesses d'une bonne omelette de champignons psilocybes. Plutôt cool non ?… Mais ne vous précipitez pas trop vite dans un coffee shop pour gober des truffes magiques. Car l'expérience d'un cerveau entropique est d'abord marquée par une sensation de mort imminente et un terrifiant sentiment de perte du sens de vous-même. Bref, le trip n'est pas qu'une féérie. Pour voir émerger un mieux-être, il vous faudra d'abord regarder en face vos dragons intérieurs, sans flancher. A la suite d'un voyage "réussit", la plupart des consommateurs témoignent d'ailleurs d'un sentiment accru d'acceptation de leurs émotions les plus pénibles. Mais ce lâché prise est une des choses les plus difficiles qui soit. C'est la raison pour laquelle les essais cliniques testant les effets des psychédéliques sont guidés par des psychothérapeutes…
Quelle psychothérapie pour guider des séances sous psychédéliques ?
Pollan ne répond pas à cette question pourtant essentielle. Car la seule consommation de champignons hallucinogènes ne garantit pas une croisière mystique : la façon dont vous réagissez aux psychédéliques dépend également de vos attentes et des conditions extérieures. C'est donc en jouant aussi sur ces variables, dites extra-pharmacologiques, que l'on peut optimiser les propriétés des molécules. Or c'est précisément le rôle du thérapeute que d'orchestrer ces éléments contextuels. Afin d'accompagner au mieux un voyage sous psychédéliques, des recherches récentes suggèrent donc d'utiliser des thérapies comportementales dites contextuelles, notamment la thérapie d'acceptation et d'engagement (ACT)5,6,7.
L'ACT s'emploie à augmenter votre flexibilité psychologique
Vos émotions, ainsi que vos pensées ont une forte influence sur vos comportements. Méfiez-vous spécialement de vos émotions inconfortables et de vos idées noires prises pour argent comptant, elles sont à risque de vous clouer sur place, ou pire de vous pousser à agir d'une façon que vous pourriez regretter. Une manière intuitive de contrôler vos comportements préjudiciables consisterait alors à étouffer vos émotions épineuses et faire taire vos ruminations... Mauvaise nouvelle : cette stratégie est peine perdue. Alors plutôt que de chercher à stopper vos évènements mentaux, l'ACT vise au contraire à ce que vous ne vous en préoccupiez plus : c'est ce qu'on appelle l'acceptation. Différentes techniques peuvent conduire à ce lâcher-prise, comme la pleine conscience et la défusion8. L'idée étant de vous recentrer sur ce qui vous est utile ici et maintenant, en vous laissant moins embarquer par vos affects et le contenu de pensées stériles. L'ACT s'attache aussi à vous libérer plus particulièrement des pensées à propos de vous-même, surtout si celles-ci vous desservent. Et c'est là que les choses se corsent, alors accrochez-vous…
"Nous vivons et mourons prisonniers de nous-mêmes" (Sydney Cohen)
Chacun.e d'entre vous a tendance à considérer son identité comme quelque chose d'immuable. "Je" suis timide, "je" suis courageux, etc. Cette impression d'une définition fixe de vous-même a une certaine fonction adaptative. Vous faites donc tout pour la protéger. Or c'est en voulant défendre à tout prix cette idée de vous-même que, paradoxalement, vous devenez vulnérable. Sans compter qu'une définition trop stricte de vous-même vous contraint à agir uniquement à l'intérieur du cadre délimité par cette description. Vous auriez donc tout intérêt à vous libérer de vous-même9 ! Euh… oui d'accord… mais comment faire ? En réalité, votre ego se réactualise jour après jour, à chaque fois que vous répondez aux sollicitations de votre entourage depuis votre seul point de vue. Votre sentiment d'unicité n'est donc qu'un leurre, une construction dépendante d'un contexte. En prenant conscience que cette perception de vous-même est au contraire quelque chose de changeant et qu'il est donc vain de vouloir la préserver, vous commencerez alors à oublier ce que vous croyez être… Flippant non ? Mais alors à quoi pourriez-vous vous rattacher si vous laissez votre ego se dissoudre de la sorte ? Ce que l'ACT propose, c'est de prendre une nouvelle perspective sur vous-même, en devenant celui qui observe les mouvances inévitables de sa propre perception. Une sorte de super ego transcendant et indestructible. Et vous voilà délivré de vous-même… et par la même occasion du jugement des autres10.
Libéré de la lutte contre vos émotions et vos pensées à propos du monde et de vous-même, il vous devient alors plus facile d'agir en direction de ce qui vous est vraiment utile. Les comportements utiles sont ceux qui font sens pour vous. Cette façon de donner du sens à vos actions, l'ACT appelle ça les valeurs. Et c'est en vous y engageant que vous pouvez véritablement améliorer votre santé mentale.
En résumé, l'ACT vous aide à casser la boucle de vos mauvaises habitudes, malgré l'influence de vos émotions et de vos schémas de pensée, tout en vous orientant dans des objectifs de vie valorisés. Cette compétence s'appelle la flexibilité psychologique, et c'est elle qui détermine votre sortie du trouble mental.
Conclusion
Les psychédéliques créent de la variabilité neurologique, terreau idéal pour bousculer vos sales manies. Mais la seule théorie du cerveau entropique ne permet pas de comprendre pourquoi certains changements de comportement sont sélectionnés plutôt que d'autres. Il n'est pas dit non plus que ces changements tiennent sur la durée. Ces substances ne peuvent donc prétendre à elles seules vous sauver la mise.
La psychologie comportementale fournit un cadre théorique pertinent pour appréhender les états de conscience modifiés par les psychédéliques. Elle offre aussi un modèle thérapeutique pouvant accroître l'efficacité de ces drogues. En induisant les effets d'un cerveau entropique via des processus thérapeutiques, l'ACT créé les conditions d'une variabilité comportementale. En bonus, elle vous suggère une direction de vie incarnée par des valeurs, carburant de cette variabilité.
A l'instar de la théorie du cerveau entropique, la psychologie comportementale pourrait donc bien réconcilier science et spiritualité11.
Difficile de ne pas relier toute cette histoire à l'actualité dominée par le Covid : la peur de la mort a cette fâcheuse tendance à vous éloigner des vrais déterminants de votre bonheur. Les psychédéliques pourraient justement vous aider à ne pas flancher devant l'angoisse de fin de vie12.
Notes et références
1. Pollan, M. (2019). Voyage aux confins de l'esprit. Quanto.
2. Monestès, J.L. et Baeyens, C. (2016). L'approche transdiagnostique en psychopathologie. Dunod.
3. Ce n'est sûrement pas un hasard si le MPD fait partie de ces régions cérébrales inhibées par la pratique de la méditation en pleine conscience.
4. Cette altération de la perspective de soi est l'empreinte caractéristique d'un voyage sous psychédéliques : beaucoup d'usagers témoignent d'une impression de dissolution de leur ego, d'abolition des frontières entre leur moi et le monde extérieur. C'est même ce sentiment mystique d'appartenance à un tout qui permettrait de prédire les effets thérapeutiques de ces drogues.
5. Luoma, J.B., Sabucedo, P., Eriksson, J., Gates, N. & Pilecki, B.C. (2019). Toward a contextual psychedelic-assisted therapy: Perspectives from Acceptance and Commitment Therapy and contextual behavioral science. Journal of Contextual Behavioral Science, 14, 136-145.
6. Hayes, S.C, Law, S., Malady, M., Zhu, Z. & Bai, X. (2020). The centrality of sense of self in psychological flexibility processes: What the neurobiological and psychological correlates of psychedelics suggest. Journal of Contextual Behavioral Science, 15, 30-38.
7. Davis, A.K., Barrett, F.S. and Griffiths, R.R. (2020). Psychological flexibility mediates the relations between acute psychedelic T effects and subjective decreases in depression and anxiety. Journal of Contextual Behavioral Science, 15, 39-45.
8. Une des théories à l'origine de l'ACT (la théorie des cadres relationnels) met en avant le caractère arbitraire du langage. La défusion amène à une prise de conscience du statut arbitraire du langage intérieur pour casser ses effets et ainsi s'en détacher. Les usagers de psychédéliques témoignent souvent du caractère indicible de leur expérience. C'est comme si la drogue les avait mis dans un état de défusion ultime où les mots avaient perdus tout leur sens.
9. Monestès, J.L. (2013). Libéré de soi ! Armand Colin.
10. Le comble de la souplesse vis-à-vis de son image de soi ? Rouler en cabriolet un samedi après-midi de printemps sur le boulevard des Champs-Elysées en écoutant à fond ce tube de Wham… sans être mort de honte.
11. Hayes, S.C. (1984). Making sense of spirituality. Behaviorism, 12, 99-110.
12. Griffiths R.R., Johnson, M.W., Carducci, M.A., Umbricht, A., Richards, W.A., Richards, B.D., Cosimano, M.P., Klinedinst, M.A. (2016). Psilocybin produces substantial and sustained decreases in depression and anxiety in patients with life-threatening cancer: A randomized double-blind trial. Journal of Psychopharmacology, 30(12), 1181-1197.