C'est la "décentralisation" pratiquée par le festival de piano de La Roque-d'Anthéron, qui doit, nous expliquait-on, irriguer aussi le territoire des Bouches-du-Rhône à la demande des élus. Nous voici donc prenant le chemin d'Aix-en-Provence pour entendre le jeune et blond Dmitri Masleev
La riche collection du musée Granet
Aix-en-Provence, c'est à 20-25 kilomètres de La Roque-d'Anthéron, qui étend ses lieux musicaux jusqu'à Marseille. Nous voici donc allant flâner dans cette ville que l'on n'avait pas fréquentée depuis longtemps, à l'heure bénie du soir, quand la lumière crue du ciel bleu donne tout son éclat aux hôtels ocre du XVIIIe siècle, le cours Mirabeau qui partage la ville en deux étant dévolu au... cyclisme, de sorte qu'on ne s'y est pas attardé.
Du côté de la cathédrale, l'animation, les touristes. Du côté du quartier Mazarin, aux rues à angle droit, une vie plus secrète qui s'anime dans la commerçante rue d'Italie et se concentre autour de la belle église Saint-Jean-de-Malte et du musée Granet, voisins de place. Un musée, donc, dans l'ancien palais de Malte, qui doit son nom à François-Marius Granet, contemporain de Delacroix et d'Ingres, peintre original, dessinateur singulier, qui, ayant eu beaucoup de succès, légua sa collection à la ville. Ainsi le musée présente-t-il Rembrandt ou Rubens, Champaigne ou les Le Nain, Ingres ou Géricault, des Cézanne que Granet n'avait pu connaître mais aussi Klee, Picasso ou Nicolas de Staël. Mieux: on nous avait promis, à nous, public, qui assistions ensuite au concert, une visite libre. Déception!
Une Italie pleine de clichés... mais aussi de photos anciennes
Déception car la visite se limitait aux espaces d'exposition et encore -à l'exception même de celle du photographe Bernard Plossu. Déception car, la galerie du XIXe siècle de Munich étant sans doute en travaux, la capitale bavaroise avait envoyé un ensemble intitulé Les peintres allemands en Italie au XIXe siècle. On les confrontait à Granet lui-même (qui fit deux fois le voyage à Rome) Granet, sans génie, réussissant sans problème à surpasser ses collègues d'outre-Rhin qui, d'un pinceau ennuyeux et fade, nous brossaient en se mettant en scène avec leur roi (Louis Ier qui possédait un palais à Rome) un tableau d'une Italie où tous les garçons avaient des visages de pâtre dans leur jeunesse avant, en vieillissant, de devenir de farouches brigands arrêtés par les gendarmes, pendant que les filles, pieds nus, passaient leur temps au milieu des chèvres à lever la jambe au son des tambourins.
Océan de clichés qui rappellent la représentation, à peine plus tard, d'un orientalisme français lié à la première conquête du Mahgreb. Le plus intéressant étant la présentation de photos d'époque de Rome (1840-1860) rehaussées de beaux et étranges lavis de Granet. Et pendant ce temps Masleev répétait, en mocassins rouges et bermuda. Le temps nous paraissait long. Et aucun café pour s'étancher.
Des Saisons pas assez nostalgiques
Une grande demi-heure après on put enfin juger du talent de cette jeune pousse blonde et russe de 34 ans qui, comme Malofeev, semble à peine sorti de l'adolescence alors qu'il va bientôt être papa. Programme bizarre, presque carte de visite, avec évidemment une place à la musique de son pays mais à travers une première partie originale, le cycle des Saisons de Tchaïkovsky. On devrait dire Les mois, car il y a 12 pièces, à chacun consacrées, que l'on qualifiait il y a 50 ans de vignettes, quand on accusait Tchaïkovsky d'avoir un talent pourri par son génie mélodique.
Ce génie est présent ici et la Barcarolle du mois de juin est devenu un "bis" de tous les pianistes... russes . On a aimé le Chant de l'alouette de mars, la solennité ironique de La chasse (septembre), la Troika de novembre ou le Noël en forme de jolie mélodie. Mais le Carnaval de février est brutal et le Perce-neige d'avril sort de terre avec la vigueur d'une asperge. Surtout Masleev n'y met jamais ce parfum de nostalgie d'enfance qui fait le charme de cette oeuvre, dans la lignée d'Eugene Oneguine, en un temps où les Russes, nobles ou grands bourgeois, passaient le plus clair de leur temps dans des propriétés en-dehors de la ville.
Les Russes ne jouent pas Ravel
Dmitri Masleev -chemise russe blanche fermée, pantalon noir- aborde la Sonatine de Ravel. Et l'on se dit brusquement: tiens, mais les Russes jouent-ils Ravel? Un Richter qui jouait tout? Debussy, oui, mais pas Ravel, de mémoire. Et Guilels non plus. Et, aujourd'hui ni Lugansky ni les plus jeunes. Berezovski peut-être. Si, Egorov, mais qui n'était plus russe à la fin de sa courte vie. Masleev dérape d'ailleurs -oh! légèrement- mais cela prouve que l'univers de Ravel ne lui est pas si familier. Heureusement il offre un très joli menuet, sensible et juste de timbre, et un final très élégant. On lui rendra grâce enfin de prendre cette Sonatine non comme une oeuvrette mais "au sérieux"
Un bel Adagio de Spartacus du ballet de Khatchaturian, dont on ne sait s'il a été transcrit par le compositeur lui-même. L'écriture très chargée, ruisselante, presque hollywoodienne dans le mauvais sens du terme, est largement compensée par la profonde nostalgie qui se dégage des mélodies arméniennes, un peu hors de propos quand il s'agit de Spartacus mais qui furent les racines mêmes du compositeur et forgèrent son identité.
Liszt entre la Hongrie et l'Espagne
Masleev finit par la Rhapsodie espagnole de Liszt. Partition échevelée, qui exaspèrera ceux qui détestent Liszt et fascinera ceux qui l'adorent, où l' Espagne est un vague prétexte puisque le thème initial sera réutilisé pour la Fantaisie hongroise avec piano et orchestre: de la Hongrie à l'Espagne, cherchez l'erreur. La Rhapsodie espagnole, de toute façon, commence comme une Rhapsodie hongroise qui serait la 21e. Et puis, sans crier gare, au milieu déjà d'un torrent de virtuosité, surgit le petit thème vraiment espagnol (une jota aragonese) qui revient comme un appel parmi les éclaboussures de piano, avec des pirouettes, des sauts de toute sorte, des dégringolades chromatiques et des remontées dans tous les sens; bref le piano lisztien dans tous ses excès. Et Masleev, bien sûr, tapageur mais il le faut, comme si l'armée de François-Joseph défilait aux couleurs de la Hongrie, à ses côtés un petit régiment de Madrid comme un cheveu dans le gaspacho. C'est joué à la vitesse d'un TGV Budapest-Gibraltar jusqu'à un passage plus "mystique" -l'abbé Liszt pointe le bout du nez. D'aucuns trouveront que c'est un peu n'importe quoi. Mais avec le génie lisztien.
Du coup cela entraîne Masleev dans de mauvais penchants! En bis une Elégie de Rachmaninov qui en rajoute dans l'excès puis une étude jazzy du contemporain Nikolaï Kaspoutine -on préfère Duke Ellington.
Pendant que dorment au-dessus de nous les Cézanne privés de nos yeux.
Récital Dimitri Masleev: Tchaïkovsky (Les saisons). Ravel (Sonatine) Khatchaturian (Adagio de Spartacus) Liszt (Rhapsodie espagnole) Musée Granet d'Aix-en-Provence le 31 juillet.