Edgar Moreau: un beau disque de violoncelle autour de Bloch, Korngold et Ravel et une interprétation flamboyante du "Concerto" d'Offenbach

Edgar Moreau C) Jacky Azoulai

Transmission: c'est le nouveau Cd d'Edgar Moreau consacré à des oeuvres concertantes, de musiciens juifs, Bloch ou Korngold, ou qui ont écrit sur des thèmes juifs, le Français Ravel ou Max Bruch, l'Allemand. L'occasion pour le brillant violoncelliste d'explorer ses racines hébraïques. Cerise sur le gâteau: il jouait le Concerto militaire d'Offenbach à Gaveau le jour de son anniversaire (mais c'était un hasard heureux!)

"Transmission": les racines juives d'Edgar Moreau

C'est cependant assez curieux: Edgar Moreau sort donc un Cd qu'il intitule Transmission. On s'est toujours méfié (on l'a déjà dit plusieurs fois ici même) de ces albums-concepts qui fleurissent désormais autour du moindre artiste. Mais on échappe ici aux piécettes données en bis ou à des mélanges d'oeuvres qui n'ont rien à voir et auxquels on essaie de donner une cohérence hasardeuse. Ce n'est pas le cas ici; et d'ailleurs on peut fort bien écouter ce Transmission sans jamais en comprendre le sens profond tant le programme impose d'abord des pièces écrites pour le violoncelle mais qui font partie du répertoire -ou devrait en faire davantage partie.

Edgar Moreau, Adrien Perruchon, l'orchestre Lamoureux C) Maxime Riche

 A commencer par deux standards que tous les violoncellistes ont dans leurs cordes, le Schelomo d'Ernest Bloch et le Kol Nidrei de Max Bruch. Mais, pour en revenir à ce titre de Transmission, il semble qu'Edgar Moreau ait voulu mettre en lumière les racines juives qui sont les siennes (et que son nom n'indique pas forcément)... sauf que dans les commentaires du Cd il n'en est quasiment pas fait état, à l'exception d'un bref commentaire de trois lignes où il nous dit: Je porte toujours en moi l'amour de la musique des grands compositeurs juifs, et plus largement d'inspiration hébraïque. De plus, autre bizarrerie, le commentaire du Cd, abondant et exhaustif sur les oeuvres, nous brosse aussi un bref portrait du chef et de l'orchestre mais rien du tout sur Moreau, alors que le garçon, qui n'a que 28 ans, a cependant déjà fait beaucoup de choses qu'il serait bien de rappeler...

Un Bloch émouvant et méconnu

Ainsi un peu escamoté le pourquoi du comment il faut se laisser porter par ce récital d'un beau lyrisme qui, au côté des deux oeuvres citées nous en présente trois bien plus rares. A commencer par un autre Bloch, From Jewish life (De la vie juive) en trois brefs mouvements -Prière, Supplication, Chant juif-, le premier d'une tristesse bouleversante, les deux autres presque orientalisantes. La chanson vient de la tradition yiddish d'Europe de l'Est dont il nous est dit que Bloch, tels beaucoup de Juifs cultivés de l'époque, la méprisait un peu comme culturellement trop populaire. Moreau joue cela avec énormément de pudeur, aidé par un orchestre de Lucerne légèrement en retrait, ce qui n'est pas très gênant car il suffit de laisser chanter les mélodies de Bloch.

Moreau au repos C) Jacky Azoulai

Le Korngold, c'est pour le cinéma

Le Concerto pour violoncelle de Korngold, de moins d'un quart d'heure, est d'abord une musique de film: Déception, d'Irving Rapper, où Bette Davis hésite entre... un violoncelliste et un compositeur. Korngold, qui était déjà largement reconnu comme compositeur hollywoodien (on est en 1946) avait décidé que les six minutes de la scène en question ne suffisaient pas et qu'il en ferait une pièce de concert. Bonne idée. Qui n'a d'ailleurs rien de juive. Qui oscille entre musique viennoise et... américaine (belles couleurs sombres du mouvement lent), en plus ramassé que le Concerto pour violon. Problème pour les concerts: cela ne suffit pas à remplir une première partie!

Un jeu très sobre

Le Kol Nidrei du non-juif (mais protestant) Max Bruch fut écrit pour la communauté juive de Liverpool, construit sur deux mélodies hébraïques, et eut très vite, dans sa brièveté, tant de succès que c'est TOUTE la musique du malheureux Bruch qui fut interdite à l'époque nazie, ceux-ci lui reprochant soit d'être juif soit de s'être trop intéressé au vieux fonds des chants juifs -en-dehors même du Kol Nidrei. Que Moreau joue avec une intense réserve -presque trop. C'est d'ailleurs ce qui est notable tout le long de ce Cd: la sobriété du soliste, à la ligne mélodique parfaite mais faisant attention à ne jamais en "rajouter". Le chant se déploie, il n'est ni appuyé ni surtout larmoyant.

L'orchestre Lamoureux, le chef Adrien Perruchon, Edgar Moreau à la gauche du chef! C) Maxime Riche

"Schelomo", fresque orientalisante

C'était cependant la tentation dans le Schelomo où la musique chargée (mais très belle) de Bloch tente un portrait du roi Salomon (Schelomo), étrangement créée en 1917, l'année de la déclaration Balfour qui reconnaissait, de la part du gouvernement britannique, le droit des Juifs à trouver un refuge sur une partie de ce territoire qui était encore sous le protectorat de Londres. Bloch, rappelons-le, né suisse, ayant pris la nationalité américaine, ne deviendra jamais israélien, quoique mort 11 ans après la naissance de l'état. En tout cas, là aussi, on aurait pu imaginer parfois plus d'épanchement  -on est un peu trop dans le contrôle (mais cela s'anime vraiment sur la fin... grâce à l'orchestre!) alors que Bloch joue délibérément la grande fresque chatoyante comme on en écrivait à l'époque sur des sujets anciens -de La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt au Daphnis et Chloé de Ravel ou à l'Oiseau de feu de Stravinsky. 

Il restera à faire entendre la dernière grande pièce de Bloch pour violoncelle et orchestre, Voice in the Wilderness, que le compositeur écrivit en France dans les années 30 et qu'enregistrèrent il y a quelques années Janos Starker et Zubin Mehta. Tout cela n'aurait pas tenu sur un seul Cd. On aura en échange deux Mélodies hébraïques (l'une sur le Kaddisch) que Ravel écrivit à la demande de la soprano Alvina Alvi et qu'il orchestra ensuite. Le violoncelle de Moreau tient évidemment le rôle d'Alvi puisque le violoncelle est notoirement l'instrument le plus proche de la voix humaine....

Direction sobre et élégante de Michael Sanderling (violoncelliste par ailleurs) à la tête de l'orchestre symphonique de Lucerne.

Offenbach avant Offenbach

Est-ce aussi à cause de leur judaïté qu' Edgar Moreau est un des rares à avoir à son répertoire l'immense Concerto d'Offenbach? Il le jouait le jour de ses 28 ans avec l'orchestre des Concerts Lamoureux dont on aime de plus en plus les couleurs et le talent. Ce concerto, c'est de l'Offenbach avant Offenbach -en tout cas l'Offenbach qu'on connait-, un Offenbach de 28 ans qui est d'abord un virtuose du violoncelle. Le Second Empire où il a épanoui son génie n'est même pas encore envisageable, on est en 1847 et les grands compositeurs de bel canto, même décédés (Bellini), même sur le point de (Donizetti), même à la retraite (Rossini) sont dans tous les théâtres, c'est ainsi que dans un magnifique Adagio, le violoncelle chante à plein poumons... comme une prima donna instrumentale...

Edgar Moreau C) Jacky Azoulai

Concerto très difficile, aussi par sa durée (40 minutes, peut-être le plus long du répertoire) que Moreau joue par coeur, avec une désinvolture charmante quand il écoute et une virtuosité infaillible quand il se lance dans les pièges offenbachiens, tous ces passages dans le registre haut de l'instrument, et ce registre-là est très périlleux pour les instruments à cordes. Moreau avait enregistré ce concerto il y a 5 ans, c'était une révélation.

Dans le très long premier mouvement on met au défi quiconque de penser à Offenbach. Moreau use d'un son schumannien, très lyrique et tendre, très romantique; on guette l'opérette ou le militaire... que nenni! Mais suivent des effets redoutables, des gammes en glissandos périlleuses à souhait. Le mouvement lent, on oscille entre Brahms et Bellini.

Et Offenbach... comme du Offenbach!

Si ce concerto est donc Militaire, c'est à cause d'un final complètement différent du reste, avec grosses caisses, tambours et trompettes; comme souvent avec Offenbach on est dans la parodie du "zim boum boum" façon Grande-Duchesse de Gerolstein. Et puis le style militaire se teinte d'ombres, le soir tombe sur les morts et les blessés, le violoncelle frénétique passe en mode mineur, avant le retour à la gloire des héros -blessés, mutilés?

Etrange intuition qui propose, de la part des Lamoureux, un programme dit Militaire, juste en ce moment, alors qu'il était prévu depuis des lustres. Avant, Offenbach, une des belles symphonies de Haydn, la 100, la Militaire: énorme succès à Londres à sa création en 1794, à cause de ses passages brusquement dramatiques, que Haydn glisse sans crier gare au milieu d'une inspiration souvent mesurée, mais qui regorge de trouvailles, d'inattendus. Mais évidemment c'est au tour des percussions turques qu'il organise sa symphonie (on appelait ainsi le mélange du triangle, des cymbales et de la grosse caisse), ainsi, dans le mouvement lent qui n'en est pas un, s'inscrit une brève section où la critique et le public de l'époque, fascinés, parlèrent de visions des champs de bataille et des gémissements des blessés.

L'orchestre des Concerts Lamoureux, Salle Gaveau, 3 avril C) Maxime Riche

Une belle oeuvre de Camille Pépin

On aura noté la cohésion, la réactivité des musiciens de l'Orchestre Lamoureux que galvanise avec rigueur Adrien Perruchon. Le concert avait commencé par un "poème symphonique" (une ouverture, nous dit-elle) de Camille Pépin, créé à Lyon en 2019 lors d'un programme "Roulement de timbales" (décidément!) Une oeuvre intitulée Laniakea, qui nous transporte dans le cosmos, Laniakea étant un énorme amas de galaxies (c'est un mot hawaïen): fresque cosmique frémissante, écrite avec une grande sûreté dans l'orchestration, rutilante, et qui alterne moments où l'orchestre -avec cloches, vibraphone et grande section de percussions- déploie toute sa richesse sonore et d'autres plus immobiles où l'influence de la musique répétitive (Glass, Reich) se fait sentir. 

On note d'ailleurs avec intérêt que Pépin -est-ce un signe de sa génération?- n'hésite pas à se débarrasser des références sérielles (quitte à les réutiliser dans une autre pièce)en jouant un retour, sinon à la mélodie, du moins à des sections où l'on entend (ou devine) de la danse populaire, des motifs rythmiques, des combinaisons instrumentales subtiles, des cris parfois, des glissements qui s'apparenteraient à la musique de film si ce terme-là n'était pas encore mal considéré par les compositeurs "sérieux".

A la fin du concert, belle idée, Perruchon (le concerto était donné en seconde partie) nous remet en mémoire un compositeur de 24 ans qui, en 1864, visitait l'Ukraine et, russe, s'inspira aussitôt de ses mélodies pour ses propres premières oeuvres. Ainsi Moreau et l'orchestre nous jouèrent-ils une des Variations rococo de Tchaïkovsky, sans doute aussi en hommage à ces Russes qui croient à la paix.

Transmission: oeuvres pour violoncelle et orchestre de Bloch, Korngold, Bruch et Ravel. Edgar Moreau, violoncelle. Orchestre symphonique de Lucerne, direction Michael Sanderling. Un Cd Erato-Warner Classics

Concert de l'orchestre Lamoureux, direction Adrien Perruchon: Pépin (Laniakea). Haydn (Symphonie n° 100 "Militaire"). Offenbach (Concerto militaire pour violoncelle et orchestre, avec Edgar Moreau)