6 oeuvres au programme, une de chacun des membres du Groupe des 6: trois plus connues, des trois plus connus, Poulenc, Honegger, Milhaud. Trois raretés des trois moins connus, Auric, Tailleferre, Durey, les deux derniers joués par un Jean-Philippe Collard toujours d'une parfaite élégance. Avec un orchestre des concerts Lamoureux en grande forme.
Le renoncement de Plasson
On avait deux excellentes raisons de braver le vent et la pluie froide de février pour se rendre à l'immense vaisseau de la Seine musicale: notre amour de la musique française et la présence d'un vétéran de la direction d'orchestre, Michel Plasson, 89 ans au prochain automne. Patatras! cela ne s'est pas tout à fait passé comme prévu.
Le concert en question devait avoir lieu en novembre. Mais être doublé en Autriche (à Linz, de mémoire), ce qui prouve au passage la curiosité des Autrichiens pour des musiques que même les Français ne connaissent guère (sommes-nous vraiment, dans ce domaine, une référence?) Or, quelques jours avant, l'Autriche se reconfinait. Reprogrammation ces jours-ci, dans le même ordre: Boulogne, puis Linz. Mais c'est Plasson, trop actif ces temps-ci (et non, non, pas malade) qui a dû renoncer, épuisé peut-être aussi par la perspective de ce petit voyage danubien. Bref on a mieux fait connaissance ainsi du nouveau chef des Lamoureux, Adrien Perruchon, qui a remplacé au pied levé le vieux maître, un Plasson qui aime cet orchestre puisque nous l'avions entendu déjà à sa tête lors du centenaire de la mort de Debussy (chronique du 6 avril 2018)
Un orchestre Lamoureux galvanisé
Un orchestre Lamoureux, disons-le d'emblée, qui n'est pas le plus médiatisé des orchestres français ni celui, malgré son âge (141 ans), qui a la meilleure réputation mais qui nous a paru d'une grande cohérence, cordes homogènes, vents d'une belle présence et d'un bel éclat dans ces oeuvres du XXe siècle où ils sont fort sollicités, réactivité remarquable des musiciens, précision et couleurs; peut-être est-ce un répertoire qui leur va bien mais il n'y a pas de répertoire facile et celui-ci, d'un scintillement très français, exige en tout cas des individualités de haut niveau. La venue d'un nouveau chef l'an dernier (Fayçal Karoui, l'ancien titulaire, était parti en 2015 et l'orchestre vivait un peu sans boussole malgré la nomination de Plasson comme chef honoraire en 2019) aura sans doute remotivé des troupes qui n'attendaient que ça.
Mélodies discrètement polytonales
Le groupe des 6: six amis autour de Cocteau, dont une femme, Germaine Tailleferre. Onze ans d'écart entre le plus âgé, Louis Durey (1888) et les plus jeunes, Poulenc et Auric (1899). Les trois autres, Honegger, Tailleferre et Milhaud, de la même année, 1892. Le programme proposé est un programme de l'entre-deux guerres et même surtout des années 20. Donc de créateurs qui ont à faire leurs preuves et qui n'en ratent pas l'occasion. La pièce de Louis Durey, seule, un Concertino pour piano et orchestre à vents (d'une durée de 20 minutes) date des années 50: cela se sent de manière discrète, dans la tentation du dodécaphonisme, de la polytonalité, avec des mélodies qui avortent parfois pour ne pas être accusé de trop de formalisme. On imagine Durey, qui est d'un esprit très français, tiraillé entre son désir d'une forme classique, arpèges, accords plaqués, tous les registres de l'instrument sollicités, et son souci de ne pas trop l'apparaître: ainsi le 3e mouvement s'ouvre par un air de chanson populaire qui ne s'assume pas jusqu'au bout, avec une fin qui résume assez joliment le dilemme du compositeur, un piano dissonant et des vents harmonieux, formant unité. Climat heureux sur la pointe des pieds, comme si l'embellie des temps était encore fragile, avec des nuages qui passent soudain.
Une Ouverture de bal populaire
L' Ouverture de Georges Auric est de 1938. Une ouverture en soi, brillante, de fête foraine ou de bal populaire, le divertissement du monde ouvrier un an avant l'apocalypse. Auric publiera cette oeuvre au Chant du monde, une maison tenue par le Parti Communiste qui distribuera ensuite des disques venus d'U.R.S.S. que tous les amateurs thésaurisent encore. On sent aussi qu'après le ballet la musique de film fut la grande affaire d'Auric, d'A nous la liberté de René Clair, au titre emblématique, à La belle et la bête de l'ami Cocteau...
Germaine Tailleferre, post-debussyste
Magnifique découverte enfin que la Ballade pour piano et orchestre de Germaine Tailleferre (1922) que Jean-Philippe Collard interprète, comme le Durey, avec un chic absolu, dialoguant avec l'orchestre dans une qualité d'écoute, un fondu, parfaitement de mise. On reprochera à Tailleferre (si reproche il y a) d'être parfois trop debussyste et même Daphnis et Chloé (de Ravel!) mais il y a cette joie d'inventer typique de l'époque, de mélanger les genres, les sons, harpe et bois dans les sonorités diluées, liquides, du piano, avec brusquement quelque chose d'hindou qui débouche sur un grand jardin à la française, de lointaines trompettes avec des couleurs passées à la Maurice Denis, une valse, des rythmes syncopés, le scintillement de la percussion avant l'apaisement final.
Portrait musical d'une locomotive
Les trois autres oeuvres sont bien plus connues: Pacific 231, Les biches, Le boeuf sur le toit. Mais on n'avait pas entendu Pacific 231 depuis longtemps, qui est, par Honegger, le portrait d'une locomotive. Poème symphonique "moderne", l'équivalent, dans ce monde de modernité, des toiles sur les travailleurs d'équilibre d'un Fernand Léger ou d'un Paul Signac. La Pacific 231, locomotive qui reliait peut-être Paris au Havre, la ville natale d'Honegger, démarre sous nos... oreilles, active ses pistons, grince et se lance et puis chemine à travers la campagne, son panache de fumée blanc lancé vers le ciel et puis a rejoint la gare d'arrivée, ralentit, s'arrête, monstre au repos. C'est admirablement écrit, dans la même veine concise et géniale des Fonderies d'acier du Russe, pardon Soviétique, Mossolov. 1928. Les orages n'ont pas encore envahi le ciel européen et les Lamoureux ont fait d'emblée grand effet.
Rameurs et femmes coquettes
En presque fin de programme Les biches de Poulenc. Ballet pour Diaghilev d'un garçon de 25 ans, décors de Marie Laurencin dont Les Biches sont les personnages de ses tableaux avec leurs grands yeux noirs rehaussés de khôl. C'est le Poulenc un peu voyou qui s'exprime -l'argument: Une vingtaine de femmes coquettes et ravissantes qui folâtraient avec trois beaux gaillards en costume de rameurs. Il y en a ainsi pour tous les goûts amoureux. Le Poulenc moine viendra bien après. Mais le talent de Perruchon est de diriger ces Biches voyoutes avec les accents d'un oratorio.
Du Brésil aux Champs-Elysées
L'oeuvre la plus ancienne, qui ouvre cette décennie d'inventions créatrices: Le boeuf sur le toit de Darius Milhaud (1919) Un Milhaud à peine revenu de Rio où il était le secrétaire de notre ministre plénipotentiaire, Paul Claudel. De sorte que son Boeuf sur le toit est une oeuvre brésilienne qui deviendra un ballet, composée d'une chanson qui revient quinze fois (avant le Boléro de Ravel!) entrelacée d'autres chansons, toutes de là-bas, 27 au total. Parmi elles O boi no telhado (Le boeuf sur le toit en portugais) et c'est celle-ci au titre si bizarre qui donnera son nom au célébrissime cabaret jazz du quartier des Champs-Elysées -d'où par exemple l'expression faire un boeuf.
Perruchon dirige ce petit bijou pas trop vite, insistant sur les différentes manières dont revient le thème. L'argument du ballet sera de l'ami Cocteau, les Fratellini seront à la création. Digne conclusion d'un concert à six voix, on signe déjà pour un second, avec d'autres oeuvres des mêmes.
Orchestre des Concerts Lamoureux, direction Adrien Perruchon avec Jean-Philippe Collard, piano: Honegger (Pacific 231), Durey (Concertino pour piano et vents), Tailleferre (Ballade pour piano et orchestre), Auric (Ouverture), Poulenc (Les Biches), Milhaud (Le boeuf sur le toit). Seine Musicale, Boulogne-Billancourt (92), le 15 février.