Corinne Schneider, éminente musicologue, auteure d'un Reflets schubertiens (chez Fayard) nous aide à décrypter l'homme et le musicien Schubert, entre énigmes et certitudes
Quel est "mon" Schubert?
Mon Schubert est un Schubert de l'intimité. Je pense que sa musique prête à l'introspection, prête à un temps musical qui est intimiste, beaucoup moins démonstratif que d'autres compositeurs de son temps.
Encore tellement d'inconnus schubertiens
La découverte de son oeuvre est vraiment une aventure fascinante, assez exceptionnelle: Schubert a composé pendant 20 ans plus d'un millier d'oeuvres. Mais à sa mort seulement une centaine était publiée et on va mettre plus d'un siècle à découvrir le reste. Après sa mort en 1828 il n'est pas une année où on ne découvre pas quelque chose de lui et ce facilement jusqu'au début du XXe siècle. Même vers 1970 où un Claudio Abbado va enregistrer ses opéras encore complètement inconnus. Or, les opéras, il y en a tout de même une vingtaine, dont certains, près de deux siècles après sa disparition, n'ont pas encore été montés.
La harpe enchantée par exemple: c'est plein de magie comme La flûte enchantée de Mozart, le personnage principal est muet et c'est la harpe qui lui sert de langage: un univers féérique et charmant, auquel on n'associerait pas forcément Schubert...
Des opéras difficiles à mettre en scène
Evidemment la question de la représentation de ses opéras se pose -en négatif! En fait sa musique est souvent sublime mais les questions de scène, de pure dramaturgie, se posent, et c'est à cause de cela qu'il est difficile à MONTER. Prenez un contemporain, Weber, le créateur de l'opéra allemand (Freischütz, Oberon, Euryanthe): lui a été chef d'orchestre et homme de théâtre assez tôt, donc il dirige aussi, en plus de ses propres oeuvres, Mozart, Beethoven et d'autres; Schubert n'avait absolument pas cette expérience-là.
Schubert, fait pour le cinéma?
Au contraire la musique de Schubert fonctionne très bien au cinéma, voir le Barry Lyndon de Stanley Kubrick; le temps de Schubert est un temps plus contemplatif, plus "paysager", on peut faire des arrêts sur image, rien à voir avec Beethoven, qui serait sans doute trop frénétique, trop "héroïque", pour l'esthétique du cinéma. Sauf dans un film comme Orange mécanique, autre Kubrick, mais où c'est la violence qui l'emporte.
Le début bien tardif d'une vraie reconnaissance
Dans les années 60 et même 70, avec un Kempff pour le piano, un Fischer-Dieskau qui enregistre les 600 lieder, on commence à avoir une vision globale du monde de Schubert qu'on avait pas pu avoir avant. En France, la biographie de Schubert par Brigitte Massin (après le Beethoven qu'elle avait signé avec son mari) est aussi fondatrice.
Un admirateur et "mécène", Franz Liszt
C'est avec les lieder que son oeuvre avait commencé à éclore au XIXe siècle. Grâce à un homme, Franz Liszt. Pas seulement parce que Liszt, se prenant de passion pour ce répertoire quand il est à Paris dans les années 1830, va en transcrire une soixantaine pour le piano mais parce qu'il va les faire traduire et chanter par le fameux ténor Adolphe Nourrit, le Pavarotti de ces années-là, en l'accompagnant au piano. Ainsi on commence en France à connaître Schubert... en français, les lieder s'appelant désormais mélodies. Mieux, profitant de la proximité du français avec l'italien, Nourrit et Liszt vont "exporter" ces lieder en Italie où le fameux éditeur milanais Ricordi va les faire traduire à son tour en italien puis en anglais puisqu'il a une maison à Londres... Evidemment, si les oeuvres de Schubert étaient demeurées en allemand, tout cela ne serait jamais arrivé.
Schubert mauvais "vendeur" mais vraie personnalité
Liszt ira jusqu'à faire représenter à Weimar le Alfonso et Estrella de Schubert. Un Schubert complètement incapable de défendre ses propres oeuvres, contrairement à un Beethoven, un Weber, qui assuraient le suivi de leurs contrats à travers l'Europe. En revanche, dans une ville, Vienne, marquée par Beethoven qui meurt un an avant lui, que Schubert admirait tellement, mais marquée aussi par Mozart et Haydn, presque de la même époque, Schubert réussit, face à ces géants, à écrire complètement autre chose, le seul de son temps à ne pas être, dans sa création musicale, sous leur influence.
Un tournant, la syphilis
Il y a dans la vie de Schubert des étapes bien tranchées. Tout bascule quand il devient malade. Aux alentours de 1822 (il a 25 ans), il n'est plus élève de Salieri, il commence à vivre un peu tout seul, moins chez son père, moins chez ses amis (c'est quelqu'un qui n'a jamais eu un piano à lui, qui a toujours été un peu nomade). Mais surtout il apprend qu'il a la syphilis, maladie courante à l'époque mais dont on sait que ceux qui en sont atteints auront une vie courte. Au même moment on publie pour la première fois quelque chose de lui, le lied Le roi des Aulnes alors qu'il a déjà composé 400 lieder, 6 symphonies. Comme s'il y avait soudain un écart entre sa notoriété qui naît et ce qu'il est déjà dans son être, profondément compositeur.
L'inachèvement puis la puissance créatrice
A partir de là, et la maladie l'y oblige, il veut faire plus grand, montrer ce qu'il est vraiment. Il y a alors une période avec des partitions inachevées, voire perdues, la 7e symphonie, des mouvements de quatuor, des fragments de sonates. Parce qu'il n'arrive pas à franchir ce cap, partout, dans tous les genres, il "inachève". Comme cette fameuse symphonie Inachevée dont les deux premiers mouvements sont aussi longs que ses précédentes symphonies en quatre mouvements. Nouvelle bascule dans la forme: il ose et réussit enfin à faire des oeuvres "monstres", qui vont aller jusqu'à près d'une heure -la 9e symphonie ou les trois dernières sonates pour piano. Ou le dernier quatuor.
Désormais une sorte d'urgence
Il y a évidemment aussi, plus la maladie gagne, une sorte d'urgence. Peut-être, dans cette frénésie de création des derniers mois, des dernières années, a-t-il hâté sa fin. La surdité de Beethoven était handicapante mais pas mortelle. La maladie de Schubert s'est révélée mortelle. En ce sens, je ne veux pas tomber dans les clichés mais Schubert apparaît un peu, même à son corps défendant, comme un anti-héros.
A la Folle Journée de Nantes conférence de Corinne Schneider samedi 29 janvier (Franz Schubert par Franz Liszt) et dimanche 30 janvier (Une symphonie de Schubert peut en cacher une autre) Parmi d'autres conférenciers (Patrick Barbier, Brigitte François-Sappey, etc)