C'était une journée faste et bien remplie à Radio-France. Ce soir-là l'orchestre National invitait la violoncelliste Sol Gabetta à la Philharmonie de Paris pendant que Lang Lang donnait les Variations Goldberg de Bach à la Maison de la Radio. Nous avions choisi le dernier concert de la soirée où le Philharmonique interprétait Mahler et Matthias Pintscher sous la direction de celui-ci.
Un hommage aux victimes du Covid
Le chef de l'Ensemble intercontemporain à la tête d'une énorme formation instrumentale, cela intriguait. Mais Matthias Pintscher est aussi un compositeur reconnu qui, en première partie de concert, livrait à nos oreilles françaises sa dernière composition, Neharot, créée à Tokyo au mois d'août. Partition assez longue, 25 minutes, pour un orchestre imposant (tous les vents, 5 percussionnistes, 2 harpes, célesta), dans cette lignée des oeuvres de Pintscher inspirées du monde hébraïque (on ignore les liens qui unissent le compositeur à la religion juive)
Au bord des fleuves de Babylone / Nous étions assis et nous pleurions / Nous souvenant de Sion. / Aux peupliers d'alentour / Nous avions pendu nos harpes: paroles du psaume 137. Neharot (en hébreu autant la rivière que les larmes) est une sorte de Kaddish (prière des morts) venue à Pintscher lors du début du confinement new-yorkais en mars 2020. Et qui résonne aujourd'hui en hommage aux victimes du Covid.
Musique immobile, masse instrumentale qui se déploie
Cela explique, dans ces fragmentations douces d'éléments musicaux, musique constituée d'éléments souvent immobiles (mouvants simplement par crescendos et decrescendos) avec des vagues où les percussions et les cuivres se libèrent, à d'autres moments ce sont les violoncelles et les contrebasses qui interviennent, bien plus que les violons, cela explique ce calme qui règne, malgré les éclats (un cor, soudain, intervient seul, tel un cri), alors que l'immensité des moyens laisserait imaginer une énergie, une violence. Et parfois on croit qu'une explosion va entraîner l'orchestre (une colère, une révolte) Mais non: avec des moyens sonores très contemporains (bruit de clusters, glissandos des cordes, frémissements, chuintements, gouttes, murmures, musique parfois fractale, parfois spectrale) Neharot évolue lentement, masse instrumentale qui se déploie sans jamais battre des ailes, jusqu'à une conclusion qui a les allures des premières notes, malgré ici un solo de trompette, là un grondement sourd des instruments graves en tutti.
L'énigme du Chant de la nuit
La 7e symphonie de Mahler nous est présentée dans les notes de programme (de Laurent Feneyrou) comme une énigme. Pas par son ampleur (1 heure 20, c'est en gros la durée d'autres symphonies du compositeur) mais par ce surnom, Chant de la nuit, qui va nous prendre à revers. 5 mouvements (ce n'est pas original chez Mahler) mais deux mouvements lents, deux Nachtmusik (musique de la nuit) qui encadrent un scherzo (Schattenhaft, fantomatique). Avant cela un premier mouvement aux accents de marche funèbre puis un dernier où la lumière (du matin) revient enfin avec le triomphe du jour. Enigme car la nuit mahlerienne n'est pas la nuit d'été de Mendelssohn ni celles de Berlioz, bruissantes d'elfes et de douceur. Willem Mengelberg est cité: ce chef néerlandais qui fut grand ami et grand défenseur du juif Mahler tout en se compromettant avec les nazis (terribles contradictions d'un homme) entendit Mahler expliquer le mouvement initial comme l'expression d'une nuit tragique, sans étoile ni clair de lune, régie par la puissance des ténèbres...
Contre le sentiment romantique de la nature
Le chant de la nuit mahlerien est donc un chant noir. Dans le noir. La première Nachtmusik, c'est La ronde de nuit de Rembrandt, un clair-obscur fantastique. Le scherzo, sur un rythme de valse funèbre, a, pour Mahler, tout de la danse macabre -les os qui s'entrechoquent. Heureusement la seconde Nachtmusik, sous-titrée Andante amoroso, avec son intervention de guitare, laisse davantage la place à une obscurité plus languide, plus sentimentale (même si ce terme de "sentimental" n'est pas vraiment mahlerien, ou avec ironie)
Il semble aussi que Mahler, avec Chant de la nuit, acte un adieu amer à cette conception très germanique de la nature, dont le romantisme des écrivains, des peintres et des compositeurs (Schubert l'Autrichien, comme Mahler; Schumann l'Allemand) s'est abondamment nourri. La nuit est une illusion, où ne vivent que les soudards, les mendiants, les déshérités, les prostituées, les soldats de l'ordre, les assassins en embuscade. Les éventreurs. Bribes de musique qui passent, depuis les fenêtres de cabarets, de maison, de bals bourgeois, de casernes, sonneries militaires, airs de valse, chansons à boire, Länder, ces mélodies populaires fredonnées dans les guinguettes: ce sont des morceaux de lumière, des bouffées de joie triste, pour s'étourdir aux frontières du noir, avec de plus en plus de lassitude de la part d'une société à bout de souffle -la 7e, créée à Prague en 1908, Mahler meurt 3 ans plus tard et, 3 ans plus tard encore, c'est l'apocalypse qui précède la disparition de l'Empire...
De l'enthousiasme, au détriment de la structure
On ne croise pas assez ces intentions-là dans la direction de Pintscher, qui semble trop souvent très heureux d'être à la tête d'un orchestre réactif et enthousiaste -au risque parfois de ne pas s'écouter suffisamment. Mais Pintscher tombe dans le piège de ne pas hiérarchiser l'écoute, de ne pas assez mettre en relief tel solo, tel pupitre, et c'est surtout sensible dans le dernier mouvement où, à un rythme effréné, les musiciens se déchaînent, tout à leur joie de montrer leur talent -Pintscher les laisse faire. Cela donne de brutaux changements de tempi (autre difficulté redoutable de cette symphonie), et un peu (mais c'est peut-être aussi le défaut de ce mouvement-là) le sentiment d'une structure qui part dans tous les sens même s'il y a un très beau travail des cordes, même si aussi la symphonie se termine en apothéose, maîtrisée cette fois par le chef.
Le meilleur mouvement est le scherzo, avec, cette fois, une attention aux temps et contretemps de la valse (belle intervention de l'alto solo qui n'en sera pas félicité à la fin, contrairement à ses camarades des vents), avec ce tissage arachnéen des cordes sur la fin, tourbillon d'elfes, cette fois, qui ont échappé au compositeur.
Une marche funèbre qui tourne en valse
Belle première Nachtmusik où cors, hautbois et bassons se répondent, avant une marche claire, bien rythmée. Quant à l'amour, il n'est guère présent dans la seconde, mais le passage de relais des instruments est très bien, et aussi cette fin pleine de douceur, on éteint les lumières, le sentiment obtenu est très beau. Quant au mouvement initial, il trouve évidemment son sens au moment de la marche funèbre, y compris dans son hésitation, cette transformation possible (et si étrange) en valse; mais le début, un peu heurté, ce son, un peu sale, où l'orchestre n'est pas encore "dedans", dans une sorte d'atonalité qui ne s'avoue pas, est assez à l'image de cette expérience qu'est Chant de la nuit, expérience aussi pour l'auditeur qui trouvera plus de confort dans d'autres symphonies de Mahler. Mais l'odyssée dans le noir mérite infiniment d'être tentée, on en saura gré ainsi à Pintscher et aux musiciens du Philharmonique même si l'enthousiasme de la proposition fut parfois au détriment de la lisibilité instrumentale.
Pintscher (Neharot). Mahler (Symphonie n° 7 "Chant de la nuit"). Orchestre philharmonique de Radio-France, direction Matthias Pintscher. Auditorium de Radio-France, Paris, le 26 novembre.