C'est Stéphane Braunschweig qui signe la mise en scène d'un des opéras préférés des Russes, d'après Pouchkine. Originalité: pour cette oeuvre si ancrée dans le pays où elle se situe d'excellents chanteurs français viennent soutenir le duo russe des deux soeurs. La cheffe Karina Canellakis, aux racines russes elle aussi, tient la baguette de ce chef-d'oeuvre.
Eugène Onéguine, c'est l'âme russe!
A la deuxième scène d' Eugène Onéguine -le choeur des paysans qui viennent offrir à madame Larina des épis de blé et des framboises, accompagnés d'un chant et de danses (Avec plaisir, petite mère! Divertissons la maîtresse)-, on ne pouvait s'empêcher de penser à la manière dont Tchaikovsky était perçu dans les milieux musicaux français il y a cinquante ans: un compositeur bourgeois et passéiste, occidentalisé, au contraire de ses contemporains du groupe des 5, d'un esprit authentiquement russe (l'opéra-symbole: Boris Godounov de Moussorgsky, au demeurant un chef-d'oeuvre et une page d'histoire de la Grande Russie) Qu'est-ce, qu'était-ce donc qu' Eugène Onéguine, cette histoire sentimentale, comparé à une réflexion sur le pouvoir autocrate, des tsars à Staline?
La réponse, on l'a désormais, depuis quelque temps, mais pas si longtemps. Eugène Onéguine, c'est l'âme russe. Du petit peuple, de la bourgeoisie, des hautes sphères, cette sentimentalité exaltée qui oscille en permanence entre joie et désespoir. Dans cette ambiguïté-là se niche la richesse de cette histoire où l'on n'est pas non plus chez les grands auteurs que les Français vont citer d'abord -Dostoïevski, Tolstoï- mais chez Pouchkine. Pouchkine, le poète adoré, dont tous les Russes connaissent les vers par coeur, dont les murs de Moscou sont constellés de plaques rappelant qu'il passa par ici ou par là (c'est tout juste si on ne lit pas: Ici, Pouchkine mangea des pirojki un certain jour)
Une société immobile et figée
Avec, aussi, une ambiguïté supplémentaire (et là on touche déjà à la mise en scène de Braunschweig) qu'une atmosphère à la Tchékhov, que Braunschweig, directeur actuel de l'Odéon-Théâtre de l'Europe, a beaucoup monté, où l'on devine l'écroulement d'un monde ancien, se justifie de justesse à la date, 1878, où Tchaikovsky a écrit son opéra, mais évidemment beaucoup moins à l'époque où l'histoire se passe, 1820, du temps de Pouchkine. Sinon pour renforcer l'idée (mais cela n'intéresse pas forcément le metteur en scène, qui joue l'intemporel) d'un immobilisme de cette société, immobilisme qui durera cent ans. Braunschweig insiste bien plus, en mettant en avant Onéguine le solitaire comme porte-parole, sur l'ennui profond de cette vie de province où la perspective d'un bal somme toute modeste suffit à faire croire à ce petit monde qu'on est à la cour des tsars!
Une toute jeune fille tombe amoureuse
Ainsi donc une jeune fille rêveuse, grande lectrice d'histoires d'amour, Tatiana, voit arriver dans la propriété de sa mère le fiancé de sa soeur Olga, Lenski, accompagné d'un riche ami, Onéguine. Tatiana tombe immédiatement amoureuse d'Onéguine, qui va gentiment (donc cruellement) la repousser, prétextant qu'il n'est pas fait pour le mariage. Un quiproquo sentimental et les deux amis deviennent ennemis irréconciliables, au point qu'Onéguine tue Lenski en duel. Quelques années plus tard, Onéguine, de retour d'un exil contraint, rencontre Tatiana par hasard, devenue la princesse Grémine, se rend compte que c'est elle qu'il aime; mais entre son coeur à elle, encore épris, et son devoir, Tatiana choisit la dignité d'être fidèle au vieux prince qui l'a recueillie.
Une richesse mélodique infinie
Tout est dans le sentiment délicat, la subtilité des émotions, cette richesse psychologique si particulière (on n'est pas chez Marivaux, mais peut-être chez Musset, sans les élans lyriques du Français) Et de toute façon, musicalement, ni chez Wagner ni chez Verdi (jamais les grandes orgues!), plutôt dans l'élégance subtile mozartienne que Tchaikovsky admirait à une époque où Mozart était un peu au purgatoire. Avec cette richesse mélodique infinie qui est la marque principale de Tchaikovsky (la mélodie, quelle horreur! pensait-on il y a cinquante ans) et qui culmine dans les trois airs majeurs de l'ouvrage: celui, admirable, de la Lettre que Tatiana écrit à Onéguine, construit presque à la Mozart (récitatif et air), celui (Kouda, Kouda) où Lenski fait ses adieux à la vie, celui enfin du prince Grémine où il explique comment un guerrier aux cheveux blancs peut se retrouver pris aux pièges de l'amour (et cela explique aussi le renoncement final de Tatiana)
Une cheffe attentive au travail instrumental
Ces trois airs magnifiques (celui de la Lettre dure quasi un quart d'heure) se répondent sous la baguette de Karina Canellakis, avec souvent ces contrepoints des bois qui prolongent la mélodie -et le pupitre des bois d'un orchestre français, en l'occurrence celui du national de France, excellent, est la plupart du temps un bonheur absolu. Une Canellakis toujours attentive à faire ressortir le chant, les différentes voix des instruments (Tchaikovsky, grand orchestrateur), peut-être en n'appuyant pas assez sur les contrastes dans un premier acte un peu long mais cela change ensuite, quand l'intrigue, d'ailleurs, devient beaucoup plus tendue, dramatique.
Belle distribution franco-russe
Vannina Santoni (aux origines russes elle aussi) devait chanter Tatiana: un heureux événement imminent l'en aura empêché. Gelena Gaskarova, qui a beaucoup chanté le rôle au Marinsky de Saint-Pétersbourg mais aussi à Nantes ou à Toulouse, est une très belle Tatiana, à la voix pas toujours sonore mais fort bien projetée. L'air de la lettre est magnifique, elle y rend sensibles les sentiments qui se bousculent en elle; et elle réussit très subtilement à incarner et la jeune fille romantique et la princesse hautaine et blessée, par la grâce d'un détail, un port de tête... (on se souvient d'une Anna Netrebko peinant parfois à représenter une adolescente!)
La joyeuse Olga d'Alisa Kolosova, au beau timbre de mezzo, est très bien, Jean-François Borras incarne avec coffre et une sacrée présence un Lenski sanguin assez inhabituel. C'est une prise de rôle, il est parfait. Jean-Sébastien Bou a déjà chanté Onéguine. Voix tranchante, presque métallique, il se révèle peu à peu en personnage de romantique solitaire, atteint d'un mal de vivre qui éclate mieux encore au dernier acte (avec le poids du crime qui continue de le hanter). Les deux dames, Mireille Delunsch, la maman, et Delphine Haidan, l'émouvante nounou, sont très bien, malgré des aigus parfois aigres chez Delunsch. Et l'on s'amuse beaucoup de l'accent improbable de Marcel Beekman en monsieur Triquet, ce vieil émigré français qui chante un air à l'ancienne, plus proche d'ailleurs de Grétry que de Mozart. Enfin Jean Teitgen en Grémine a surtout à défendre son air et il le fait si bien que de justes applaudissements crépitent après les dernières notes. Bonne prestation aussi des choeurs de l'opéra de Bordeaux. Notons par ailleurs, même si l'on n'est pas russophone, pour avoir cependant écouté ou entendu du russe, que tous ces Français nous ont semblé vraiment faire honneur à la langue et au texte de Pouchkine.
Une mise en scène hantée par la mort et l'échec
La mise en scène de Braunschweig nous laisse un peu plus réservé. On sait Braunschweig pudique, ennemi des excès. Le premier acte, avec son décor de chaises blanches encombrantes et assez laides, se traîne un peu, tant la représentation de l'ennui, quand elle n'est pas nourrie, peut... ennuyer. Remarquable idée, en tout cas, de faire insister Gaskarova, dans l'air de la lettre, sur tous les mots qui incitent Tatiana à prévoir l'échec de sa tentative amoureuse, préfigurant que dans la scène du bal elle devienne une sorte de morte-vivante, figée devant un Onéguine presque indifférent. De même l'air de Lenski est totalement l'adieu d'un déjà-mort, à la manière de Werther, mais Braunschweig hisse Borras sur une sorte de toit, l'empêchant de nourrir son désespoir d'un nuancier de gestes ou d'interrogations. La scène du bal a une cruauté balzacienne, façon Illusions perdues, le beau film de Xavier Giannoli, et l'on reconnaît là le Braunschweig vrai homme de théâtre, avec cette manière (aussi à l'acte final) de placer un Onéguine toujours seul au milieu de la foule, presque un vampire éclairé d'une mauvaise lueur au pays des vivants.
Le tableau d'une société, un peu au détriment des personnages
On ne comprend pas toujours tout, comme l'ouverture de l'acte III avec ces personnages à qui l'on bande les yeux: société aveuglée (lourd symbole alors!) ou réminiscence du Eyes Wide Shut de Kubrick, mais pourquoi? De même (et là c'est un choix délibéré) à aucun moment on ne doute que Tatiana, face à un Eugène éperdu, va rester fidèle à son devoir. On est loin (voir en Dvd chez Deutsche Grammophon) de la flamboyance d'une Netrebko et d'un Mattei où Tatiana, renversée d'amour, répète à Onéguine un Non non non hagard pendant que son corps se laisse emporter hors de son palais par ses sentiments.
C'est donc au final le reproche que l'on fera à cette mise en scène élégante, même si l'on n'en aime guère les décors (travail intelligent, en revanche, sur les costumes!): nous brosser le tableau d'une société, comme chez Tchékhov, un peu au détriment d'un très subtil travail psychologique dévolu, finalement, autant que faire se peut, aux chanteurs, qui y parviennent souvent mais pas toujours.
Eugène Onéguine de Piotr Ilyitch Tchaikovsky, mise en scène de Stéphane Braunschweig, direction musicale de Karina Canellakis. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, prochaines représentations les 13, 15, 17 et 19 novembre à 19 heures 30.
En diffusion aussi sur France Musique le 25 décembre à 20 heures.