Ambiance excitante des grands soirs au Théâtre des Champs-Elysées où l'on espère enfin une saison complète, autour, surtout, des opéras mis en scène -à suivre après Debussy Tchaïkovsky, Offenbach, Mozart et Haendel, ainsi qu'un Rigoletto pour les enfants (!) En attendant, on était fort curieux de ce Pelléas et Mélisande mis en scène par Eric Ruf (l'administrateur de la Comédie-Française) avec le couple vedette Patricia Petibon-Stanislas de Barbeyrac.
La "défection" de Petibon, la révélation Santoni
Mais immédiatement coup de théâtre: le directeur du TCE, Michel Franck, s'avance et annonce que Patricia Petibon, victime d'une "allergie sévère" qui lui a fait perdre sa voix, est évidemment dans l'incapacité de chanter. Elle mimera donc le rôle, Mélisande étant incarnée en bord de scène par Vannina Santoni... Agacement mêlé d'inquiétude de la part des spectateurs chez qui l'on sent passer comme une onde mauvaise.
Ce n'est pas notre cas. Même si (soyons méchant!) on soupçonne toujours derrière les allergies et les indispositions des raisons moins avouables, comme si les chanteurs n'avaient pas le droit d'être malades. Mais (voir notre chronique du 8 avril dernier) nous avions entendu Vannina Santoni au printemps à Lille dans une autre production de Pelléas et Mélisande et elle nous avait séduit. Elle nous avait aussi parlé de ses projets, une Tatiana d' Eugene Oneguine de Tchaïkovsky qu'elle devait chanter dans ce même Théâtre des Champs-Elysées en novembre...
Sauf qu'entretemps un imprévu (comme elle nous le disait en riant l'autre soir) est survenu. Santoni attend un heureux événement qui l'empêchera d'incarner Tatiana; c'est cependant une Mélisande enceinte de huit mois que nous avons eu le bonheur de réentendre, avec cette fragilité, cette clarté d'émission, cette diction parfaite (si essentielle dans cet opéra-là), une incarnation (même sans jeu) qui rend compte de la complexité de Mélisande. Il suffisait d'entendre les commentaires à l'entracte pour comprendre qu'elle avait conquis le public et c'est d'ailleurs bras dessus bras dessous avec Patricia Petibon qu'elle est venue saluer, dans une jolie complicité entre les deux femmes.
Jean Teitgen, François-Xavier Roth, de nouveau
Du coup on avait un peu l'impression de revenir en arrière, au printemps dernier, car, aussi, le rôle d'Arkel était tenu de nouveau par Jean Teitgen. Mais cette fois -ou est-ce une autre disposition scénique, car il était plus en retrait à Lille?- son personnage d'une très belle présence vocale, s'impose bien plus, avec une humanité souvent bouleversante comme dans la magnifique scène finale (la mort de Mélisande) Nous le lui avons fait remarquer. C'est sans doute, a-t-il t répondu en souriant, parce que nous avons recommencé à chanter. Ainsi, comme chez un athlète, les muscles ont repris vie et peut-être aussi, dans la tête, un soulagement neuf a-t-il remplacé l'angoisse...
Troisième élément commun avec Lille, et de taille celui-là: l'orchestre Les Siècles et son chef François-Xavier Roth, qui connaît son Debussy et particulièrement ce Pelléas intimement (ce fut, rappelle-t-il, le premier opéra qu'il dirigea il y a 20 ans, à Caen, n'ayant pas encore créé Les Siècles) Leur travail, déjà très beau à Lille, était admirable l'autre soir, d'abord dans la ligne musicale constamment tenue, mieux, épousant le texte comme si celui-ci (les chanteurs y adhérant tous parfaitement) était une seconde ligne musicale (ou parfois la première, et Santoni avait insisté auprès de nous sur la nécessité, qui est selon elle la plus grande difficulté de cet opéra, d'être intelligible dans la moindre syllabe, et presque de privilégier la diction); Roth relançant constamment la dynamique, comme si l'on était dans une oeuvre "maritime" où chaque phrase est telle une vague au flux et au reflux. Et d'ailleurs l'écriture de Debussy se nourrit de manière très subtile d'une forme de leitmotivs, qui n'en sont pas tout à fait, plutôt des éléments musicaux qui se ressemblent, et auxquels, seconde qualité, les musiciens donnent une beauté sonore (individuelle ou collective) magistrale.
Le Pelléas brûlant de passion de Stanislas de Barbeyrac
Ajoutons à cela ceux qui n'étaient pas à Lille -tout de même! Un Stanislas de Barbeyrac remarquable, y compris dans le registre plutôt de baryton où se trouve souvent Pelléas -et d'ailleurs le rôle peut être chanté par un baryton. A condition d'avoir quelques aigus pas évidents que Barbeyrac réussit avec une facilité désespérante. Son Pelléas est un amoureux. La fougue, la juvénilité, la voix au service de la passion, tel un Roméo, un Alfredo, un Don José. Il est superbe dans la scène de la chevelure, qui rappelle vraiment celle du balcon de Roméo et Juliette. Son demi-frère et "rival" (mais aussi son meurtrier) est incarné par Simon Keenlyside (que les Anglais, ces temps-ci, ont une diction française parfaite!), aussi juste dans la compassion (au début) que dans la dureté pleine de morgue du prince ou la méchanceté terrible qu'il montre devant Mélisande ou le petit Yniold, son fils. Et il est bouleversant en être bourrelé de remords et dépassé par le destin face à une Mélisande amnésique, et qui lui pardonne, sans savoir quoi, ayant elle-même oublié qu'il a tué Pelléas.
Lucille Richardot, très bien en Geneviève; Chloé Briot: rien à dire dans son incarnation d'Yniold, même si l'on préfèrera toujours, comme à Lille, la fragilité d'un enfant, avec ses imperfections vocales possibles (car le rôle d'Yniold est écrasant pour une tête blonde), à une adulte "jouant", même si elle le fait très bien comme Briot. Thibaut de Damas, enfin, est un médecin d'autorité et de douleur recueillie.
Une mise en scène qui nous laisse perplexe
Reste la mise en scène d'Eric Ruf qui nous a laissé un peu perplexe. On ne pourra lui reprocher au moins de ne pas connaître son Maeterlinck (l'auteur de la pièce) par coeur, la Comédie-Française le montant régulièrement. Bien rendue évidemment l'atmosphère morbide, voire funèbre, de l'auteur, tout ce début dans une pénombre profonde, avec ces fûts étirés d'arbres morts, cette fontaine à peine visible, ce climat sinistre d'un royaume de bout du monde engoncé dans la maladie et la pauvreté. Décors, de ce point de vue, adéquats (c'est en général Ruf lui-même qui les conçoit), même si le palais royal qui ressemble à un colombier en ruines est un peu too much.
Mais on cherche en vain ce que Ruf a à nous dire de cette histoire où circulent tant de mystères, sur les relations des personnages et surtout sur cette énigmatique Mélisande dont Jeanneteau, à Lille, avait eu la très bonne idée de faire une enfant sauvage. Ici, Mélisande répète dès le début qu'elle n'est pas heureuse mais Ruf se contente de la regarder soumise, dans ses longues robes de princesse où elle est emprisonnée (à la mode de 1900, Geneviève portant le même type de tenue, en noir cette fois, alors que tous les hommes sont en sobres costumes quasi contemporains. Créations de Christian Lacroix, insistant un peu trop sur le symbole de l'emprisonnement vestimentaire fait aux femmes). Ainsi la malheureuse Petibon, gestes rares, erre le plus souvent quand elle ne s'effondre pas sur le sol, sans qu'on sache exactement, même dans les sentiments qu'elle semble porter à Pelléas, le degré de ses désirs, l'intensité de sa douleur, ou même la volupté dans laquelle son mal-être se complaît.
Le temps à marée basse selon Eric Ruf
Cette absence de vision se double heureusement d'un sens du rythme, d'une qualité de mise en espace, qui nous valent de fort beaux passages, la scène finale, les cheveux descendant de la tour (et la rousseur de Petibon, seule tache de couleur dans cet univers de suie et de nuit, participe intimement de la beauté du passage) Mais, à lire les déclarations d'intention de Ruf, on comprend peut-être... pourquoi on n'a pas compris. Ruf insiste, dans une très belle formule, sur le temps à marée basse: consentir à la lenteur... dans un théâtre de stupéfaction et d'enfance où les personnages représentent un mystère mais avant tout pour eux-mêmes. Et d'imaginer une Bretagne parallèle, un royaume d'Allemonde... caché, entraperçu, à peine découvert. Aucun des personnages n'est cité par Ruf, et surtout pas les deux principaux.
De sorte que l'énigme de Pelléas et Mélisande persiste, et même s'enfonce dans la nuit.
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, mise en scène d'Eric Ruf, direction musicale de François-Xavier Roth. Théâtre des Champs-Elysées, Paris.
Prochaines représentations: les 11, 13 et 15 octobre à 19 heures 30.
A l'heure où nous écrivons il nous est impossible de dire si Vannina Santoni continuera de chanter le rôle depuis le bord de scène ou si Patricia Petibon le reprendra pleinement.