Un nouveau "Faust" de Gounod à l'Opéra de Paris, plus proche de Goethe et du mythe de l'éternelle jeunesse

La confrontation du métro: Ermonela Jaho (Marguerite) C) Monika Rittershaus

C'est un jeune metteur en scène allemand, Tobias Kratzer, qui fait ses débuts à l'Opéra de Paris dans le Faust du Français Gounod. Un travail enregistré il y a quelques jours, qui n'est pas sans défaut mais avec beaucoup d'idées passionnantes et une réalisation musicale de haute qualité. En diffusion vendredi soir 26 mars sur France 5 et en replay ensuite pendant 6 mois sur Culturebox.

 

Le Faust âgé et le jeune Faust

Il y a deux passages particulièrement réussis dans ce nouveau Faust. Le début: dans un grand appartement inondé de soleil et plus allemand ou autrichien que parisien (hauteur de plafond, harmonie de vert, de blanc crème, en fond une immense bibliothèque chargée d'ouvrages), un vieil homme (rôle muet de Jean-Yves Chilot) se rhabille près d'un canapé où sommeille une ravissante jeune femme qui se réveille bientôt, demande à l'homme le salaire de ses prestations amoureuses et s'enfuit. A jardin, dans l'ombre, s'installe Benjamin Bernheim, qui entame son air initial, En vain j'interroge, en mon ardente veille, pendant que le vieux Faust mime sa solitude, avec parfois des gestes de cinéma muet. Le passage de la vieillesse à la jeunesse est ainsi subtilement amenée par ce dédoublement, sans rien de pesant, mettant aussi en lumière un sentiment très exact, que les vieilles personnes se sentent souvent encore au-dedans au temps de leur adolescence; et ce sera un axe du travail de Tobias Kratzer, comment faire coïncider l'âge de ses artères et l'âge de ses sentiments.

Le jeune Faust (Benjamin Bernheim) dans les rets de Méphisto (Christian Van Horn), avec un diablotin C) Monika Rittershaus, Opéra de Paris

 

Marguerite dans un tunnel sans fin

Méphisto entre alors comme par effraction, accompagné de six diablotins tels des personnages de Bret Easton Ellis ou Frédéric Beigbeider, tout habillés de noir et sans scrupules. Et le jeune Bernheim vient remplacer sur scène le vieux comédien qui sort en silence. La métamorphose de Faust a eu lieu.

Dans l'autre scène, Marguerite, enceinte, abandonnée par Faust, est dans le métro, la vidéo la filme. Tous les passagers descendent, elle reste perdue dans ses pensées sans voir l'unique voyageur, Méphisto: c'est alors le grand duo que Gounod situait à l'église avec une Marguerite priant et un Méphisto sarcastique. Ici, la jeune femme affolée, dans cet espace clos, ce métro fantôme qui fonce dans son tunnel en une course sans fin, image d'une damnation éternelle, oppose sa faible foi (qui va basculer dans l'infanticide) à ce bourreau dont elle ne sait qui il est. C'est d'ailleurs, plus généralement, une des qualités de la mise en scène de Tobias Kratzer, déclaré metteur en scène de l'année à plusieurs reprises par divers journaux allemands, que d'utiliser la vidéo le plus souvent (pas toujours) à bon escient, moyen aussi de réunir tous les fils possible de ce sujet-monstre qu'est Faust.

Marguerite (Ermonela Jaho) chante l'Air des Bijoux C) Monika Rittershaus

Un Faust plus proche de Goethe

Un Faust plus marqué par l'esprit de Goethe, par ce thème de la jeunesse éternelle, voire de l'immortalité, qui, chez les Allemands (plus sensibles au protestantisme), fait plutôt de Méphisto une sorte de démon intérieur qui s'incarne pour guider la conscience de Faust vers les choix les plus noirs -et l'on y voit surgir, à travers le meurtre imprévu par Faust du frère de Marguerite, Valentin, le déterminisme du bien et du mal. On rappelle, au passage, même si c'est d'un Anglais (mais, donc, d'un autre Saxon), que Christopher Marlowe, ce contemporain de Shakespeare, dans son propre Faust, fait de Méphisto, celui qui guide Faust dans l'inconscience insouciante de ses actes brûlants, un tout jeune homme.

Chez Gounod Dieu sauve les repentantes

Et c'est en cela que le Faust de Gounod est, et sera, de plus en plus difficile à monter, malgré sa beauté musicale -d'ailleurs, puisque nous en sommes là, saluons déjà la direction de Lorenzo Viotti, à la tête d'un orchestre de l'Opéra toujours remarquable, qui mêle très bien la virtuosité charmeuse de certaines pages, la gravité parfois terrible d'autres et la poésie de certaines comme le ravissant air de Siebel (une Michèle Losier remarquable dans ce rôle de travesti), souvent, et injustement, coupé, Versez vos chagrins en mon âme, qui, dans sa compassion tendre, préfigure le triste destin du garçon. En cela, que Gounod est un Français catholique... et, qui plus est, ayant songé à la prêtrise. Et c'est d'ailleurs pourquoi l'on passe, chez Goethe, d'une Marguerite condamnée et punie car ayant commis un infanticide, à une Marguerite coupable du même crime chez Gounod mais Sauvée car Dieu a seul le pouvoir de sauver les âmes, même des criminelles repentantes (les derniers mots de Marguerite: Dieu juste, à toi je m'abandonne/ Dieu bon, je suis à toi, pardonne), puisqu'aussi, et encore aujourd'hui pour les autorités catholiques, les lois du Très Haut l'emportent sur les lois humaines.

Notre-Dame C) Monika Rittershaus, Opéra de Paris

La religion et l'armée en retrait

Conflit donc car Tobias Kratzer, nourri à Goethe, va zapper allègrement la dimension religieuse de l'oeuvre: le métro remplace l'église, il est indifférent que les prières (C'est là que chaque soir vient prier Marguerite, chante Siebelse fassent devant des boîtes aux lettres;  et Méphisto, qui est vraiment chez Gounod, le Diable, le Malin, retrouve ici un rôle de conscience, presque amusé, présentant à peine de temps en temps le pacte à faire signer de son sang par Faust comme n'importe quel contrat en trois exemplaires qu'on enferme dans un classeur pour l'oublier ensuite.

Et comme, à l'époque (1859), la religion, dans un Second Empire au zénith, était inséparable des armes, Kratzer fait aussi l'impasse sur le départ et le retour des soldats (il eût été pourtant si simple, mais peut-être moins évident pour un Allemand, de faire de ces soldats-là puisque, on l'aura compris, ce Faust est un Faust d'aujourd'hui, des combattants retour d'Afghanistan ou du Mali); de sorte que l'air fameux Gloire immortel de nos aïeux ne ressemble à rien, lancé sans nuances par le choeur -on est loin du coup de génie de Jorge Lavelli d'en faire un chant d'anciens combattants éclopés, symboles de toutes les guerres y compris les gagnées.

La chevauchée magnifique de Faust et Méphisto dans un Paris désert C) Monika Rittershaus

Mais des scènes captivantes et qui font sens

Cependant, par l'intelligence de ses points d'appui et l'inventivité de plusieurs passages (et par le travail aussi sur la scénographie et sur la direction d'acteurs), Kratzer réussit à nous intriguer, nous captiver, nous séduire jusqu'au bout, mieux, nous convaincre que ce Faust-là a encore des choses à nous dire (et ce sont d'ailleurs les paroles de Barbier et Carré qui ont vraiment vieilli, bien plus que la musique): le vol de Méphisto et de Faust au-dessus d'un Paris éclairé, comme deux sorcières au masculin, ou leur chevauchée nocturne. Leur "atterrissage" sur les tours de Notre-Dame, gargouille au premier plan (hommage à l'Hugo du roman), avant une utilisation très "gonflée" mais cohérente du drame récent qui marqua l'édifice; la scène entre Siebel et Marguerite enceinte chez le gynécologue où l'échographie (idée magnifique qui n'est pas dans l'opéra!) explique mieux que tout l'infanticide futur. Et cette fin troublante (et trop rapide) où Kratzer nous livre une version nouvelle du sacrifice amoureux en faisant aussi (Faust a retrouvé sa vieille figure et son impuissance) de Marguerite non une mystique qui demande à Dieu le pardon mais une malheureuse psalmodiant son Ange pur, ange radieux, dans un accès de folie qui la rapproche d'héroïnes sacrifiées comme Ophélie ou Lucia de Lamermoor, vouées désormais au suicide ou à l'asile.

Valentin (Florian Sempey) joue au basket avec des figurants. Au premier plan, Wagner (Christian Helmer) C) Monika Rittershaus/ Opéra de Paris

Le Valentin luxueux de Florian Sempey

Du coup on pardonnera à Kratzer quelques inutilités "modernes", un Valentin entraîneur de basket (!), qui permet de placer sur scène quelques figurants de couleur dont le seul rôle est de tenir un ballon -comme il y a des choses à chanter, c'est le choeur de l'Opéra qui essaie avec difficulté de jouer les cailleras, la seule trouvaille de la scène étant un Faust-Bernheim voulant lui aussi imiter la jeunesse en quelques gestes maladroits, et pour cause, puisqu'il n'en connait pas les rituels.

Et il faut un Valentin de luxe comme Florian Sempey pour nous chanter alors l'air Avant de quitter ces lieux du soldat en partance, air qu'on écoute pour la beauté de l'incarnation en se fichant de ce qu'il nous raconte, un Sempey impressionnant aussi au moment de sa mort, comme s'il était (il lui tient tête!) le vrai ennemi de Méphisto en gardien qu'il est des valeurs morales... chrétiennes!

Marguerite (E. Jaho) dans les bras du jeune Faust (B. Bernheim) devant le vieux Faust (J.Y. Chilot) C) Monika Rittershaus

Un trio central de qualité

La Marguerite d'Ermonela Jaho inquiète davantage au début: un Il était un roi de Thulé qui manque de simplicité, un Air des bijoux à la ligne de chant confuse et avec des graves qui sortent mal, nous rappelant d'ailleurs que le rôle exige un registre de mezzo. Mais l'actrice installe vite son personnage, égaré entre sa passion destructrice et le fruit coupable de celle-ci, avec des élans auxquels la voix donne une émotion qui, peu à peu, bouleverse.

Le Faust de Kratzer est inexistant comme rarement: toujours à la traîne de Méphisto, dépassé lui aussi -y compris dans la grande scène d'amour où, pour cause de Covid, les amants ne peuvent se toucher. Mais justement: c'est uniquement par le chant de Benjamin Bernheim que le personnage s'incarne, beauté et plénitude de la voix, projection sans reproche, facilité déconcertante des aigus, et le ténor se prête très bien à ce retrait de jeu, laissant au premier plan le remarquable Méphisto de Christian Van Horn, belle basse qui met dans son personnage la juste ironie qui nous le rend presque sympathique: Méphisto est un joueur, lucide sur l'âme humaine, cette humanité qui se déchaîne en trémoussements techno sur la fameuse valse (dont Viotti a l'excellente idée de mettre en avant le choeur en reléguant la partie d'orchestre) avant la fameuse conclusion de Méphisto: Et Satan conduit le bal. Sylvie Brunet-Grupposo (Dame Marthe) et Christian Helmer (Wagner) complètent très bien la distribution.

"Et Satan conduit le bal": Marguerite (E.Jaho), Méphisto (C. Van Horn), Faust (J.Y. Chilot) C) Monika Rittershaus / Opéra de Paris

Ainsi donc Kratzer réussit son pari de porter sur cette oeuvre un regard neuf -et pas si facile à concevoir pour que son sujet nous touche encore. Quant à la musique de Gounod, aucun problème, elle se révèle éternelle, contrairement à la jeunesse...

Faust de Charles Gounod, enregistré à l'Opéra-Bastille, Paris, mise en scène de Tobias Kratzer, direction musicale de Lorenzo Viotti. Diffusion sur France 5 le 26 mars à 20 heures 55 (et sur France Musique le 3 avril à 20 heures) puis en replay sur Culturebox