Le "Benvenuto Cellini" de Berlioz monté avec générosité par un Monty Python!

Cellini (J. Osborn) et Teresa (P.Yende) épiés par Fieramosca (A. Iversen) C) Agathe Poupeney

C'est à l'Opéra-Bastille, un opéra mal aimé de Berlioz (un four à sa création!), "Benvenuto Cellini". Mais dans la version folle, énergique et généreuse de Terry Gilliam, ex-Monty Python  et surtout l'un des plus grands réalisateurs de cinéma du monde ("Brazil", "L'année des douze singes", "Las Vegas Parano"). Une soirée où les yeux sont plus satisfaits que les oreilles, même si la partie musicale ne démérite pas...

Une mise en scène spectaculaire

Mais il fallait entendre et surtout voir le plaisir des spectateurs pour comprendre peut-être leur frustration devant tant d'autres spectacles faussement intellectuels ou si décalés qu'on n'y comprend goutte, c'est en tout cas ainsi qu'ils le ressentent, et d'autant plus au prix où sont les places. "Ah! c'est spectaculaire" disait un élégant monsieur tout joyeux.

Benvenuto Cellini (John Osborn) et la statue de Persée C) Agathe Poupeney, Opéra de Paris

Spectaculaire, oui. Un bouillonnement constant pendant quasi trois heures, entrées, sorties, mouvements, décors étonnants, pas toujours de bon goût mais le carnaval (période où se passe "Benvenuto Cellini") est-il toujours de bon goût? Actions sur scène, actions dans la salle aussi, avec confettis de couleur, confettis d'argent, énormes têtes promenées sur des bâtons, entre défilés des "géants" du Nord et sombres rituels mexicains: on plaint le personnel de ménage après la représentation...

Faut-il alors se plaindre que la mariée soit trop belle?

Une histoire d'amour et de statue

"Benvenuto Cellini" fut un échec en son temps, 1838, année du plein romantisme. On peut en comprendre les raisons. La première tient sans doute au livret. Cellini, sculpteur florentin génial, aime Teresa, que Balducci, son barbon de père et trésorier du pape Clément VII, a promis à Fieramosca, rival romain de Cellini. Mais le pape, qui sait le talent de Cellini et voudrait le voler à la protection des Médicis de Toscane, a commandé au sculpteur, qui est aussi orfèvre, une immense statue de Persée tenant la tête de Méduse. La statue n'avance pas, Cellini est obsédé par son amour, il faut fondre la statue mais le bronze manque, des quiproquos qui, un temps, virent au tragique, vont opposer les deux rivaux sur fond de carnaval romain qui exacerbe les passions. Avec l'aide du petit peuple de Rome qui a adopté Cellini, celui-ci échappera de justesse à la disgrâce et pourra s'unir à sa Teresa pendant que le pape contemple avec contentement l'immense statue d'un Persée doré et nu comme un ver...

Le choeur des ciseleurs autour de Cellini (John Osborn) C) Agathe Poupeney

Qu'a voulu dire Berlioz?

C'est finalement l'histoire banal de deux amants contrariés dans leur amour, et c'est celle que traite Berlioz, surtout pour plaire à son époque. Car son démon de grand créateur nous parle aussi de la création, du génie, de la liberté de l'artiste et du mécénat, sauf que toutes ces questions passionnantes se lisent en filigrane d'un livret dont, très longtemps, on se demande quel est le réel sujet. Il faut attendre la deuxième partie, au milieu, de plus, d'une intrigue de roman noir, pour saisir qu'il s'agit AUSSI des angoisses d'un homme qui ne sait s'il finira à temps son grand oeuvre, dont dépend son destin. Et de ce point de vue, aussi profuse soit-elle, la mise en scène de Gilliam n'aide pas à la lisibilité!

Apparition d'Ascanio (Michèle Losier) en costume bleu C) Agathe Poupeney, Opéra de Paris

La première partie, pourtant, ne nous laisse pas en repos. Dans des décors angoissants inspirés de Piranèse, le génial dessinateur de prisons labyrinthiques, Cellini et Teresa se chantent leur amour  devant, à tout moment, un couple qui passe, un enfant qui sautille en portant des ballons bleus, une taverne qui allume ses enseignes... Toujours quelque chose, qui nous détourne de la musique tant notre oeil est sollicité.

Difficultés vocales

Nous détourne d'autant que, c'est sans doute la seconde raison de l'échec de Berlioz en matière d'opéra, son écriture est très particulière. J'en ai parlé récemment à propos de l'enregistrement des "Troyens": très souvent les airs (ce qui n'enlève rien à leur beauté) sont un contrepoint, voire un support à l'orchestre dont les longues phrases, les mélodies délicates ou savantes, sont un bonheur constant, et l'orchestre de l'Opéra s'y déploie avec la volupté et le talent qu'on imagine (les bois!) Mais du coup les airs en question en deviennent redoutables pour les chanteurs, très souvent aux limites de la tessiture, avec des évolutions mélodiques inattendues, "cela ne tombe jamais là où on l'attend" nous disait il y a quelques semaines Florian Sempey.

Teresa (Pretty Yende) C) Agathe Poupeney, Opéra de Paris

Trop de tout!

Il nous faut donc à nous aussi, spectateurs, entrer dans cette forêt berliozienne, cette forêt "Benvenuto Cellini" plutôt, au risque de s'y perdre un peu, ce fut mon cas au début, me demandant par exemple si le choeur "Honneur aux maîtres ciseleurs" lancé par Cellini et ses ouvriers a besoin, même s'il se passe près d'une taverne, de cette palanquée d'ivrognes pour qu'on l'entende, ou si Teresa a besoin de six duègnes burlesques autour d'elle, duègnes qui font une gigue effrénée pendant qu'elle chante si joliment son air "Entre l'amour et le devoir", obligeant Pretty Yende à slalomer d'un escalier raide à des morceaux de Persée dispersés sur le sol.

Mais il y a aussi du génie chez Terry Gilliam.

La damnation... des "carnavaleux" C) Agathe Poupeney

Des tableaux éblouissants pourtant

La grande scène de carnaval, qui finit le premier acte en apothéose, avec sa pantomime burlesque, la rivalité de Fieramosca et de Cellini qui, chacun doté d'un complice et déguisé en faux capucin, cherchent dans la foule à enlever Teresa, les interventions de la police et l'émeute, au milieu d'acrobates, de fil-de-féristes, d'une femme-serpent, de diverses pétarades et de projections vidéo superbes où l'on voit passer des corps de damnés sombrant dans les flammes de l'enfer (référence sans doute au "Songe d'une nuit de sabbat" de la "Symphonie fantastique"): cette scène, magnifiquement écrite par Berlioz, est d'une invention admirable, d'un travail de mise en scène d'une précision, d'une justesse dans les déplacements si nombreux et si complexes, d'une folie dans l'utilisation des mimes, d'une énergie dans le travail avec les choristes (et bravo à eux pour avoir accepté et réussi ce travail-là!), qui font qu'à l'entracte on obtient ce bonheur des spectateurs: "Ah! c'est spectaculaire!" Spectaculaire et justifié.

Et la parodie papale C) Agathe Poupeney, Opéra de Paris

L'autre grand moment sera la visite du pape à l'acte 2, à qui Gilliam fait un physique de Christ bénissant et blafard, qui semble, dans son gentil iconoclasme assez fellinien d'esprit, ne pas troubler le public très bourgeois du parterre...Ce second acte, recentré sur Cellini artiste, équilibre mieux ses deux facettes, le créateur et l'amoureux, jusqu'à la spectaculaire image finale, très amusante elle aussi.

Chanteurs bons et moins bons

John Osborn est un excellent Cellini, joli timbre, vaillance, belle projection, le physique qui convient au personnage et une très belle musicalité dans "Allons, vents inhumains". Pretty Yende est touchante dans son air initial, charmante dans l'incarnation de son rôle, nous délivrant quelques superbes aigus qui ont fait sa grandissante réputation; mais les écarts de tessiture lui posent parfois quelques problèmes. Marco Spotti en pape n'est pas toujours irréprochable vocalement mais l'incarnation compense les défauts du chanteur.

Le pape Clément (Marco Spotti) entre Balducci (Maurizio Muraro) et Fieramosca (Audun Iversen) C) Agathe Poupeney

Je suis beaucoup plus réservé sur le Fieramosca du jeune Audun Iversen. La silhouette est amusante mais le chant n'est pas très propre et le français incertain. Moins convaincu encore par Maurizio Muraro, le papa: je l'avais remarqué dans "La Cenerentola" où la virtuosité des vocalises en italien rattrapait une ligne de chant flottante. Mais le français n'est pas l'italien: non seulement on ne comprend pas ce qu'il chante mais on ne sait pas toujours quelle note il chante et on n'est pas sûr qu'il le sache lui-même... Il devrait prendre modèle sur le Pompeo de Rodolphe Briand, le meilleur des petits rôles et le seul, de tous les chanteurs, à la diction exemplaire.

Bravo, les choeurs!

J'ai enfin été très séduit par l'Ascanio de Michèle Losier: l'apprenti de Cellini est un rôle de travesti et l'on n'en a pas vu un d'aussi crédible depuis très longtemps; la voix souple et agile de la Canadienne, son chant limpide, rencontrent un juste triomphe dans son "Mais qu'ai-je donc?", air mélancolique où l'ombre de Musset et le mal-être de Fantasio s'invitent brutalement au carnaval romain. Carnaval où par ailleurs les choeurs de l'Opéra font un admirable travail, un des meilleurs (et surtout les hommes qui ont plus à faire) qu'ils aient fourni ces derniers temps.

Persée révélé C) Agathe Poupeney, Opéra de Paris

La grâce et la réalité

Philippe Jordan écoute un peu trop son orchestre dans la première partie, au détriment de l'énergie qui est sur la scène mais il se rattrape à l'acte 2, trouvant le tempo qui fait que ce qu'on entend et ce qu'on voit coïncident. Et il y a toujours avec lui des moments (si nombreux chez Berlioz) de grâce orchestrale absolue.

A nous faire oublier, sortant de cette joyeuse soirée de sons et d'images, que le "Persée" de Cellini est aujourd'hui... un des joyaux de Florence  et qu'il fut commandé par Cosme de Médicis et non par Clément VII. Mais on le sait bien: puisque la fiction est plus belle que la réalité, écoutons (et regardons) la fiction.

"Benvenuto Cellini" de Berlioz, mise en scène de Terry Gilliam (avec Leah Hausman), direction musicale de Philippe Jordan, Opéra-Bastille les 29 mars, 4, 7, 11 et 14 avril à 19 heures 30, le 1er avril à 14 heures 30