Philippe Jordan quitte l'Opéra de Paris sur une magnifique "Tétralogie" de Wagner, en diffusion sur France-Musique après Noël

Philippe Jordan en répétition avec l'orchestre C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

Philippe Jordan fait ses adieux à l’Opéra avec une « Tétralogie » de Wagner survoltée et un orchestre en très grande forme.

 

Il l’aura eue, sa seconde Tétralogie. Pas exactement comme il l’espérait mais dans une version de concert où orchestre et chef ont fait assaut de talent, avec une distribution globalement juste. En diffusion après Noël sur France Musique.

Une Tétralogie à demi sauvée des eaux

La constance, la volonté, triomphent toujours. Résumons l’affaire : Philippe Jordan, qui quitte l’Opéra de Paris pour prendre la direction musicale de celui de Vienne, voulait monter sur deux saisons une nouvelle Tétralogie (la saga wagnérienne de L’anneau des Nibelungen) dans une mise en scène de Calixto Bieto : au printemps L’or du Rhin et La Walkyrie, cet automne la conclusion : Siegfried et Le crépuscule des dieux qui devait être présenté en novembre. Tout s’est effondré pour les raisons que l’on devine. La mise en scène de Bieto, on la verra en 2023, et ce sera peut-être encore Jordan à la baguette. On n’en est pas là. En attendant Jordan a sauvé à demi sa Tétralogie en l’enregistrant en version de concert pour diffusion au moment des fêtes.

Andreas Schager, excellent Siegfried C) Elisa Haberer

Nous n’avons pu assister aux quatre soirées mais à deux seulement, celles de L’or du Rhin (le prologue) et Siegfried (la 2e journée selon les indications de Wagner lui-même) Assez pour juger de la qualité du projet et surtout des progrès accomplis par l’orchestre de manière globale, dans la conception de Jordan lui-même depuis 2013 – à l’époque nous avions suivi les « trois journées », gâchées aussi par une mise en scène tombant dans beaucoup de clichés wagnériens.

Faire le point sur une grande aventure musicale

L’avantage d’une version de concert est évidemment de ne se focaliser que sur la pure écoute, ce qui peut rebuter encore, ou intimider, des auditeurs pour qui quatre heures de musique (la plupart du temps) aussi écrasantes continuent de faire peur. Wagner n’a pas l’immédiate séduction de Verdi (ils sont nés exactement la même année) même si l’Italien n’a à aucun moment cherché à flatter le public.

Mais justement : c’est peut-être l’occasion, en ces temps où la frustration des mélomanes est si grande -et les prévisions sont pessimistes- de faire le point -ou la part des choses : les « voix ascendantes » qui, si les chanteurs sont fatigués, se terminent en coups de glottes, les longs passages de récit où  les chanteurs doivent « tenir » l’attention et cependant  tant de moments de pure beauté, extatiques, soutenus par une orchestration dont on ne dit pas assez que Wagner est un maître, brossant tel un peintre sonore des climats si variés par des mélanges de timbres souvent fascinants, et c’est là qu’un chef comme Philippe Jordan sert superbement le maître de Bayreuth.

Le Fafner singulier de Dimitri Ivaschenko C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

Orchestration magique, remarquable travail du chef

On l’entendra surtout, cela, dans L’or du Rhin, qu’on a, on l’avoue, redécouvert. Ce « Prologue », d’une durée « seulement » de deux heures et demie, est en fait une vraie saga où il se passe tout le temps quelque chose, fresque où la suavité du chant des Filles du Rhin au fond de l’eau précède la noblesse du dieu Wotan puis la noirceur des deux Nibelungen, Alberich et Mime, dans leur antre malsain, avant la rencontre des deux Géants aussi lugubres et sans pitié, Fasolt et Fafner.

Luttes incessantes, coups de théâtre ramassés, meurtres brutaux, à la fin la moitié des personnages est morte ou a disparu. Orchestration sublime, comme en témoigne le Prélude où Wagner, pour décrire le bouillonnement des eaux du Rhin, superpose peu à peu les strates de l’orchestre avant un déchaînement général selon le principe du poème symphonique, musique à programme de ce temps-là -pour décrire avec ce génie la puissance implacable d’une rivière, il y a L’or du Rhin… et La Moldau de Smetana.

Et il y a Jordan. On lui a fait longtemps le reproche de se complaire un peu trop dans la beauté sonore, de laisser s’exprimer voluptueusement ses musiciens au détriment de l’architecture de l’œuvre. Or, et c’est en cela que son art a évolué, s’est affermi sans doute, ou c’est peut-être l’effet de son travail avec l’orchestre de l’Opéra lui-même, le voici qui fouette la musique sans relâche, conjuguant admirablement énergie et fluidité, de sorte que c’est tout cet Or du Rhin qui se met à ressembler au flux incessant du grand fleuve, charriant ses pépites et ses ombres mythiques. Dans Siegfried, plus contemplatif malgré ses quatre heures, suite, souvent, de longues scènes en face-à-face (Siegfried et Mime, Mime et Wotan, Wotan et Siegfried, Mime et Alberich), c’est la même volonté de ne jamais ralentir la trajectoire, de relancer sans cesse, et Jordan a pour cela un orchestre au plus haut de son talent.

Le Mime délicieusement mielleux de Gerhard Siegel C) Elisa Haberer

Une distribution dominée par les hommes

Un membre de l’Opéra confiait à nos confrères du Figaro que Jordan était sans doute le directeur musical qui avait fait faire le plus de progrès à l’orchestre. On e a eu la preuve : cordes d’une chaleureuse beauté, d’une cohérence formidable, bois toujours remarquables mais surtout des cuivres, si sollicités dans Wagner, qui, pendant plus de 7 heures, sont à leur meilleur, présence, puissance et justesse. Et avec cela une écoute mutuelle qui fait que, dans les grands « tutti » d’orchestre, si nombreux, chaque pupitre, chaque instrument, se détachent dans un équilibre général jamais pris en défaut.

Evidemment Wagner ne serait rien sans des voix. Distribution, homogène globalement, de chanteurs germaniques qui ont biberonné au compositeur pendant leurs études ! Chapeau bas au terrible Alberich de Jochen Schmeckenbecher, à la magnifique basse Dimitri Ivaschenko en Fafner et à l’autre géant, le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer. Au Mime aussi, si mielleux, de Gerhard Siegel (plus présent dans Siegfried) Le Loge de Norbert Ernst est très bien mais il hérite des récits les plus longs qu’il peine parfois à varier. Des réserves tout de même sur le Wotan de Iain Paterson qui manque de projection- et d’autorité pour un « Dieu des Dieux » ! Il est mieux d’ailleurs en Voyageur errant dans Siegfried.

On est plus réservé sur le casting féminin. Si les trois Filles du Rhin, Tamara Banjesevic, Maria Kataeva et Claudia Huckle, montrent une belle homogénéité, Banjesevic, reconvertie en Oiseau de la Forêt dans Siegfried, manque de présence et de ligne de chant. Beau timbre sombre de Wiebke Lehmkuhl-Erda. Mais la Fricka d’Ekaterina Gubanova a des aigus (si « wagnériens » !) pas très en place ; elle est bien mieux dans les passages en demi-teinte, y montrant une belle lassitude.

La grosse déception est, dans la dernière demi-heure de Siegfried, celle où il la réveille de son long sommeil et entame avec elle un magnifique duo d’amour, la Brünnhilde de Ricarda Merbeth. La voix bouge beaucoup, les aigus sont difficiles, la ligne de chant haché, même si elle s’améliore peu à peu. D’autant qu’elle doit faire face au très remarquable Siegfried d’Andreas Schager qui, après plus de trois heures en scène, montre toujours une vaillance intacte, une projection magnifique, une clarté de timbre idéale, donnant à ce grand adolescent qui découvre sa puissance à la fois la juvénilité et l’autorité un peu méprisante de qui se croit, se sait déjà, invincible.

Jochen Schmeckelbecher, impressionnant Alberich C)Elisa Haberer, Opéra de Paris

Les adieux émus de Philippe Jordan

Dommage car c’est la fin de Siegfried et -les captations s’étant faites dans le désordre- la fin de cette superbe aventure : un Jordan très ému qui remercie chaleureusement ses musiciens, et eux de même à son égard, et le public de tous les réunir dans des applaudissements nourris, au premier rang desquels la ministre elle-même, qui a tenu 5 heures (avec les entractes) et y va de son compliment ému et sincère pour le « formidable travail accompli »

Cela n’aura rien empêché pour la suite…

L’anneau des Nibelungen ou La Tétralogie de Richard Wagner, enregistré entre le 26 novembre et le 6 décembre sous la direction de Philippe Jordan à la tête de solistes et de l’orchestre de l’Opéra de Paris (à l’Opéra-Bastille et à l’Auditorium de Radio-France) Diffusion sur France-Musique à 20 heures les 26 décembre (L’or du Rhin), 28 décembre (La Walkyrie), 30 décembre (Siegfried) et 2 janvier (Le crépuscule des dieux)

Un documentaire sur le projet de ce Ring est aussi disponible sur le site "Opéra chez soi" de l'Opéra de Paris à partir d'aujourd'hui 24 décembre