Philippe Jordan à la baguette, deux chanteurs de prestige, Julie Fuchs et Stéphane Degout: l'Opéra de Paris proposait lundi 13 et mardi 14 deux "concerts solidaires" à Garnier, en hommage au personnel-soignant mais qui, de Fauré à Mozart et en présence de la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, étaient aussi un peu politiques...
Un retour qui fait du bien
"On revient et ça fait du bien": cette phrase d'une dame à une jeune ouvreuse résumait le sentiment général, avec des sourires derrière les masques, et comme le public, ce lundi soir, était assez bourgeois (pour le dire soft), composé essentiellement de membres de la prestigieuse Association pour le rayonnement de l'Opéra national de Paris (A.R.O.P.), autant dire les mécènes, il y avait aussi une sorte de défilé de mode des masques, certains quasi haute couture, au point qu'on avait un peu honte de ne porter, nous, qu'un banal chirurgical!
"On revient". D'autant qu'on sait qu'on ne reviendra pas ensuite avant longtemps puisque Garnier ferme "pour travaux" jusqu'au début de l'année prochaine. On n'a même pas résisté à faire un selfie (au soleil couchant) dans le grand foyer, tout seul, et l'on a eu raison puisqu'il n'y a pas eu d'entracte, avec, cette fois (contrairement à d'autres lieux), une sortie en bon ordre, rang par rang, comme on nous l'avait annoncé avant le concert, une sortie disciplinée, masquée - sans avoir à nous inciter à remettre les masques puisqu'on ne nous avait pas incité à les retirer.
Les concerts s'ouvrent en fanfare
Un concert de reprise, pour tous, pour les musiciens et certains choristes. Qui s'ouvrait en fanfare, comme il se doit quand on rouvre un lieu -le festival d'Avignon au son des trompettes de Maurice Jarre, ou les concerts de Radio France qui invitent le public à gagner leur place sur la fanfare de La Péri de Paul Dukas. Cette fanfare, clin d'oeil aux voisins du service public, et dont Jarre s'est forcément inspiré pour ses compositions avignonnaises, rendait aux cors, trompettes, tubas et trombones de l'orchestre de l'Opéra leur rôle de maîtres de cérémonie, avant une autre fanfare, plus rare encore, celle du Feierlicher Einzug de Richard Strauss, aux accents si wagnériens que c'était comme un rappel de Philippe Jordan à ses propres racines wagnériennes, avec la nostalgie d'une Tétralogie que nous ne verrons sans doute pas, en tout cas pas l'année prochaine.
Un creux dans la partie choeur
Suivaient, pour rappeler peut-être que dans cet opéra de France l'opéra français avait toute sa place (même si l'Opéra-Comique la lui a un peu chapardée), deux oeuvres pour (petit) choeur -et c'est là qu'il y avait un creux: le si beau Madrigal de Fauré, pastiche de la Renaissance à quatre voix par trois (sopranos, altos, ténors et basses), accompagnée par le piano de l'excellente Corine Durous, mais on l'avait installée en fond et en bout de scène, la rendant à peine audible. Et les 12 voix, en fond de scène aussi (puisque les pupitres d'orchestre étaient déjà placés au devant), s'entendant mal (nombreux décalages) et avec des imperfections (les sopranos pas très juste et aux aigus parfois vacillants), montraient, malgré le courage des choristes, combien une interruption si longue peut nuire à la cohérence d'un groupe. Le Calme des nuits de Saint-Saëns rachetait un peu les choses, malgré le son toujours lointain, et avec un beau diminuendo final.
Pourquoi ne pas avoir convoqué un choeur plus fourni (en le répandant davantage sur la scène) dans un répertoire... par exemple verdien (pour faire plaisir à la ministre dont c'est le compositeur fétiche): le choeur de la Tempête d'Otello ou celui de la Vergine degli Angeli de La Force du destin dont on a gardé, de ces derniers mois, un excellent souvenir?
Du Mozart: espoir!
Une Roselyne Bachelot en ensemble crème qui a honoré un rendez-vous qu'elle ne pouvait ignorer dans ses nouvelles fonctions. Ecoutant comme nous un petit discours de remerciements d'un Stéphane Lissner ému -son dernier peut-être- qui a vécu une fin de mandat tronqué en forme d'annus horribilis sans savoir exactement de quoi demain sera fait (les travaux avancés dans les deux établissements de l'Opéra permettant aussi de respirer un peu en pensant à la suite). Et donc, en l'attente de réponses ou d'un ciel qui s'éclaircirait vraiment, il fallait faire confiance au plus génial des compositeurs, au seul capable de transcender le drame en lui -en nous- donnant la force de l'espoir: Mozart. L'ouverture (vigoureuse, fougueuse mais jamais brutale) des Noces de Figaro, l'air du Comte, Hai gia vinta la causa, par un Stéphane Degout qui nous l'avait déjà impeccablement offert en novembre au Théâtre des Champs-Elysées. Et Julie Fuchs en Susanna: le Deh non vieni tardar avec la lumière dorée de Cosi, le charme d'une ligne vocale solaire et la gourmandise du chant (ces "rr" roulés e n bouche comme des bonbons!) Le duo Crudel! Perche finora, chacun essayant de garder, lui son quant-à-soi, elle une distance amusée, leur valut un beau succès.
Philippe Jordan jupitérien
Il fallait une oeuvre de circonstances pour maintenir donc l'espoir et la flamme: la Symphonie "Jupiter". La dernière de Mozart, que certains tirent vers Beethoven (pourquoi non?) mais qui, sous la baguette de Jordan, est bien plus le "Mozart qu'il serait devenu s'il n'était pas mort". Justesse de la couleur générale dans l'allegro vivace, andante dense, poétique, nonchalant, où Jordan succombe un peu à la volupté du son (son péché), Menuetto avec de l'ampleur, un sens du rebond, de l'esprit de Mozart et une beauté plastique qui, cette fois, ne dépare pas (cordes soyeuses).
Et un final... jupitérien: fougueux, triomphant, qui explose de toutes parts, faisant passer les "divines longueurs" dont Mozart aussi était capable (c'est la plus longue de ses symphonies, 40 minutes). Et Jordan qui dirige à mains nues, sculpte le son, sculpte encore plus l'air, comme on l'a rarement vu, heureux comme tout, tel un comédien qui reprend vie grâce au sens qu'il fait naître, orchestrant l'apothéose (ut majeur, tonalité extravertie, glorieuse) avec d'autant plus d'énergie que...
Fin. Et renaissance?
Jordan nommé à la direction musicale de l'Opéra de Vienne la saison prochaine. Lissner au San Carlo de Naples: en ce soir de reprise heureuse on n'avait pas à coeur de se poser des questions. Et encore moins le mardi, jour de Fête (nationale!) où la tradition de la représentation gratuite était préservée, en présence de populations de quartiers difficiles et de membres du personnel médical invités dans ce lieu magique. Mais, minuit passé, quelle forme de citrouille reprendra notre Cendrillon?
Concert solidaire: Orchestre et choeurs de l'Opéra de Paris, direction Philippe Jordan (chef des choeurs José Luis Basso) avec Julie Fuchs (soprano) et Stéphane Degout (baryton): oeuvres de Dukas (Fanfare de "La Péri") Richard Strauss (Feierlicher Einzug), Fauré (Madrigal), Saint-Saëns (Calme des nuits) et Mozart (Extraits des "Noces de Figaro"; Symphonie n° 41 "Jupiter") . Opéra-Garnier, Paris, les 13 et 14 juillet.