Horaires revus, programmes revus, la dure loi du Covid s'impose à tous les musiciens dans toutes les zones rouges de l'hexagone -et qui, bientôt, y échappera... En attendant... pire?
Un programme (encore) bouleversé
Et ce n'est pas forcément la faute des autorités. Des artistes aussi. Ce samedi était programmé le Requiem allemand de Brahms. C'était risqué, vue la masse des choristes. Et patatras! Plusieurs cas dans le choeur, et de toute façon trop long (1 heure 15) Pas de choeur donc mais on avait deux solistes sous la main, qu'il fallait faire travailler.
C'est Camilla Tilling qui a gagné au change. Brahms proposait à la soprano quatre minutes de lumière. Elle hérite d'un morceau de bravoure d'un quart d'heure. Sacrifié, en revanche, le baryton douze minutes chez Brahms, il lui en restera à peine cinq. Il est vrai que Tareq Nazmi est beaucoup moins connu.
L'air de bravoure de Beethoven
La Suédoise va donc se colleter les imprécations du Ah! perfido de Beethoven. C'est un genre en soi, la femme délaissée qui, hagarde, s'adresse au cruel, au parjure (qui s'en fout un peu). Beethoven, qui a 26 ans, met fin à un genre, illustré par Gluck, Mozart, Boccherini ou d'autres bien plus oubliés, et son héroïne suivante, Leonore (dans Fidelio), sera nettement moins victime. En attendant on n'est pas très éloigné de Donna Elvira, avec de justes imprécations puis l'idée terrible qu'on aime toujours l'infidèle et qu'on est prête à mourir de chagrin -comme un mouvement lent où, sur Per pieta, les instruments à vents (clarinette, hautbois, flûte) dessinent un beau sentiment de tendresse. Je mourrai de chagrin sur pizzicati des violons et c'est reparti avec un dernier appel à la pitié du traître.
Camilla Tilling le fait très bien. L'aigu est facile, la voix de belle envergure; mais surtout son tempérament de Suédoise sous-tend une juste dignité. Pas de larmes hors de propos, pas de sentiments répandus sur le tapis, pas d'imprécations que sollicite le texte (de Métastase). On n'est pas sûr évidemment qu'un si noble port lui permette d'obtenir du repentir mais au moins, même si elle y perd la vie, son honneur sera intact. On imagine évidemment qu'un tempérament plus latin obtiendrait plus ou peut-être effraierait le vil séducteur mais que peut-on obtenir en se roulant dans les pleurs et les larmes? Tilling, au moins, mérite notre respect, à défaut de la réparation.
L'interlude Mendelssohn
Evidemment, et aussi d'un point de vue musical, Tareq Nazmi, qui suit, fait figure de transition. Dommage pour le baryton qu'on connaît mal ici (il fait surtout carrière en Allemagne) et qui n'a que cinq pauvres minutes pour nous retenir: un air (Es ist genug / C'en est assez) de l' Elias de Mendelssohn où celui-ci pare son écriture déjà romantique d'une élégance classique un peu guindée, qui, bien sûr, se souvient de Bach. Elias implore le Seigneur de "prendre (son) âme" mais, outre que Dieu ne lui répond guère, Nazmi doit se contenter d'une élégance de chant un peu contrainte, légèrement engorgée au début mais le timbre s'éclaire peu à peu, s'élève dans la tessiture, sur un beau tapis de violoncelles et de contrebasses se concluant avec beaucoup de noblesse... protestante par le sobre éclat des cors et des trompettes. Il faudra réentendre ce chanteur.
La plus courte des symphonies de Brahms
On sent Gardiner pressé d'arriver aux choses sérieuses, cette symphonie de Brahms, la 3e, sans doute choisie parce que c'est la plus courte et qu'il y a déjà couvre-feu. On imagine au passage le confort de musiciens si professionnels (et d'un chef de cette envergure) réduits à de pareilles contingences qui sont si contraires à leur métier. On n'ose supposer que la manière dont Gardiner empoigne l'oeuvre tient aussi à la nécessité de tenir l'horaire. C'est dirigé droit (un peu trop), sans alanguissement, sans trop de tendresse, en tenant ses troupes et en leur faisant confiance -pas constamment justifiée, quelques incertitudes de rythmes dans ce mouvement qui est le plus difficile, avec ses chants et contrechants où il faut une précision infaillible (les cuivres sont d'ailleurs un peu massifs). Mais le flux et le reflux de ces vagues sonores qui s'enflent et se résolvent et respirent de nouveau sont bien rendus.
Ombres noires et réveil tranchant
L'andante est très beau, là aussi dans la volonté de Gardiner d'échapper à l'alanguissement. La musique chante, les bois installent une sérénade qui conduit à une nuit arrivant si vite et qui menace d'être perpétuelle; le sentiment champêtre se pare alors d'ombres bien noires. Le hautbois d'Olivier Doise, la clarinette de Nicolas Baldeyrou, les trombones qui renforcent le sentiment d'angoisse: des éclats qui s'incrustent dans le sommeil qui vient. Et c'est ce sommeil-là qui nous berce dans le fameux troisième mouvement avec ces phrases qui, là aussi, se distendent, se replient, respirent sans effet de manche, où la veille affleure derrière la tendresse des thèmes.
Réveil tranchant, accords écrasants. Cuivres qui ne saturent rien mais sont là, martiaux. La fougue, l'agitation farouche et Gardiner dirige à grands coups d'épée, accélérant peu à peu, même les moments de poésie sont simplement des soupirs, des respirations sylvestres. L'orchestre suit, dans ces circonstances bizarres où chef et musiciens seront longuement applaudis. Plus qu'ils le méritent? Ce serait injuste. Autant, au moins, qu'ils nous ont fait comprendre, avec cette 3e symphonie sans complaisance, sans abandon, sans séduction excessive, les temps que nous allions connaître. Est-ce là l'intuition des grands artistes?
Orchestre philharmonique de Radio-France, direction Sir John Eliot Gardiner: Beethoven (Ah! Perfido, avec Camilla Tilling, soprano), Mendelssohn (Es ist genug, air d' Elias, avec Tareg Nazmi, baryton), Brahms (Symphonie n° 3) Auditorium de Radio-France, Paris, le 17 octobre.