Parmi les rares festivals de l’été maintenus, celui de La Roque-d’Anthéron, consacré au piano, brille d’un vif éclat. Lieu magique, mais qui a dû s’adapter à la pandémie. Nous y avons passé quelques jours.
La Roque-d’Anthéron s’est adapté. Une semaine rognée, la dernière de juillet (quand on pensait encore que la pandémie aurait vraiment régressé en août), et un programme allégé, riche en pianistes nationaux -les autres ne voyagent guère, quant aux orchestres, ce sera (souhaitons) pour l’année prochaine.
Un peu un festival de résistance aussi. Partant sur l’intuition que le besoin de musique, et aussi, pour les artistes, de faire de la musique, était plus nécessaire que jamais. Donc surtout pas un festival au rabais. Et, par La Roque-d’Anthéron : des pianos au milieu du désastre.
Un festival allégé mais pas au rabais
Parmi les rares festivals de l’été maintenus, celui de La Roque-d’Anthéron, consacré exemple, en cette année Beethoven bien fracassée au niveau européen, tous les concertos pour piano, mais avec un accompagnement de musique de chambre (c’était mardi dernier) et deux jours (le vendredi 7 et le samedi 8) où l’on pouvait entendre en six concerts les 32 sonates, comme six pianistes l’avaient expérimenté il y a quelques années en se relayant à plusieurs par concerts -cinq d’entre eux en étaient encore, Guy, Désert, Strosser, Angelich et Bavouzet, accueillant des petits nouveaux, tels Rodolphe Menguy, Manuel Viellard ou Nour Ayadi. Ces trois noms-là, et il y en a d’autres, encore peu connus, qui font l’A.D.N. de La Roque-d’Anthéron : c’est ici que l’on découvre de jeunes pousses, il est bien rare que ceux qui commencent ici ne fassent pas carrière.
La magie d'un village provençal où il n'y a rien à voir
Mais la magie de La Roque… et pourquoi celui-là plus que d’autres ? Des images, oui, répétées à foison: ces pianos portés sur des tracteurs dans la brume du matin, cela fait un début de légende. Situons déjà : on est où les Bouches-du-Rhône basculeraient dans le Vaucluse si la Durance ne les retenait de justesse. Au sud, Aix-en-Provence ; au nord la barrière du Lubéron. Avignon à l’ouest ; vieilles cités, terres de résidence et au milieu d’une plaine ce village provençal où il n’y a rien à voir. Mais, comme tout village provençal où il n’y a rien à voir, tout y est à voir : la douceur des façades aux pastels délicats et quand ce sont des maisons en pierre les volets de parme ou de rouge éteint. Les chats qui lézardent, le bruit des fontaines sur les places où trône une colonne style « retour d’Egypte », les murs encastrant des jardins encastrant d’autres murs, avec des figuiers et des noisetiers qui penchent, un dessin faussement quadrillé, légèrement pentu, où les rues s’arrêtent ou deviennent impasses, s’interrompant sur une porte jamais ouverte croulant sous les lauriers-roses. En bas de la pente, l’entrée d’un parc magique.
Une scène parmi les arbres
Quand la Provence était pauvre, La Roque-d’Anthéron était sans doute l’excroissance d’une terre noble, celle de monsieur de Forbin, comme Lacoste l’était de monsieur de Sade (à trois pas d’ici), comme Mirabeau de… monsieur de Mirabeau. L’ordre s’est inversé, les nobles ont eu la tête coupée. Le roturier (bourgeois, le roturier) entre désormais dans un parc qui semble lui appartenir. Mais le coup de génie des inventeurs du festival, ce n’est pas d’avoir occupé la grande pelouse où, comme à Glyndebourne, il était facile de mettre chaises et une forme de scène. Non, dans ce parc aux impressionnants platanes et aux sequoias débonnaires, on a été chercher le lieu qui ressemblait le plus à un bois, on y a mis des gradins -2200 places tout de même en temps normal, plus qu’à l’Opéra-Garnier, on a fini par y ajouter une scène flottante entourée d’une sorte de douve, une scène en noir et blanc comme un rêve shintoïste, et quand on se retourne, on ne voit que des arbres frémissants dominant même les places les plus hautes. Le seul lieu, plus grand, qui pourrait ressembler à cela, serait la Waldbühne de Berlin, en pleine forêt. Car La Roque-d’Anthéron n’est pas un théâtre de verdure mais quasiment un théâtre de forêt, ou de bois, un théâtre de buissons que les cigales protègent des mauvais esprits, elles qui sont peut-être des esprits elles-mêmes, veillant sur le domaine.
Le piano, seul ou accompagné
Bernardin de Saint-Pierre écrivait que, dans les chambres de musique, les araignées tissaient toujours leur toile dans l’angle où jouent les musiciens et qu’elles attendaient qu’ils soient partis pour les finir, comme si la vibration de la musique éteinte était nécessaire à l’achèvement de leur travail. Il faudrait se pencher sur la perception musicale étrange des insectes car les cigales de La Roque-d’Anthéron semblent commenter entre elles avec la même insistance ce que nous entendons, quel que soit l’instrument qui, cette année, ne se résume pas au piano. C’est aussi cela, un acte de résistance : le piano est là à chaque concert, instrument qui se suffit si bien à lui-même qu’il peut contenir un festival dans sa table d’harmonie. Mais cette année il n’est pas toujours leader, d’autres instruments prennent le pas parfois : le violon, le violoncelle des sonates de Beethoven où les incontournables frères Capuçon ont des accompagnateurs de luxe, Nicholas Angelich et Kit Armstrong. Edgar Moreau, leader du jeune violoncelle français, vient en star, et son brillant petit frère, Jérémie, tient le piano -on y reviendra- dans le fond, derrière le reste de la famille…
Graines de pianistes et stars du monde
L’occasion cette année d’entendre des pianistes la plupart français rares ou encore peu starisés. C’est souvent le cas ici, ce l’est encore plus. La grande professeur Hortense Cartier-Bresson, dont on vante en le murmurant son rare Cd consacré à Brahms, sera là, comme les jeunes Célimène Daudet, Célia Oneto Bensaid, Audrey Vigoureux ou l’Espagnol Jorge Gonzalez Buajasan: ils grandiront mais La Roque-d’Anthéron les aura fait grandir plus vite, tels les platanes et les séquoias qui bercent le parc de leur ombre immense. Et les stars sont là, bien sûr, retrouvant le plaisir de jouer (tous les artistes, après des mois si durs, en ont souvent pleuré d’émotion) : Lucas Debargue, Alexandre Kantorow, Anne Queffélec, Jean-Marc Luisada. Adam Laloum qui fermera le ban le 21 août. Et Bertrand Chamayou, Arcadi Volodos, les brillantes Beatrice Rana et Marie-Ange Nguci, Jean-Philippe Collard, Abdel Rahman El Bacha, Bruno Rigutto (la génération d’avant).
C’est comme s’il s’agissait de nous prouver que la France regorge de grands pianistes qui sont d’abord de grands musiciens. Car on le dit mais, sans faire de patriotisme hors de propos, on ne le prouve pas toujours. Cette année, les voici tous, confrontés aux « murmures de la forêt » que vantaient les romantiques allemands et qui en tirent une sève bienvenue qui nous ferait presque oublier des circonstances exceptionnelles. Des pianos résistants au cœur d’un désastre culturel.
40e Festival international de piano : parc du château de Florans à La Roque-d’Anthéron (Bouches-du-Rhône), jusqu’au 21 août.
(Cet article a été publié le 15 août)