Le festival de piano le plus prestigieux de France (et peut-être du monde) fermera les portes de sa 41e édition le 18 août. Presque une durée normale (près d'un mois) mais pas encore la configuration "habituelle": comme l'an dernier toujours trois concerts par jour, tous en plein air, tôt le matin, à l'heure du goûter, à l'heure de la nuit. Nous y avons passé quelques jours.
Le piano, les cigales, les séquoias
Tu y es.
Le piano, les cigales, les séquoias. Les trois signes emblématiques de La Roque. Tu n'as même pas regardé qui, pendant cette semaine, tu allais entendre. Y aller les yeux fermés et les oreilles ouvertes, de toute façon c'est le Graal du piano qui défile, chevaliers chenus et jeunes prétendants qui, dans quelques années... Le roi Arthur: ce long clavier de cinquante touches et quelque qu'un grand chambellan génial, l'accordeur Denijs de Winter, s'attache chaque matin (que ce souverain s'appelle Steinway, Bechstein ou Bösendorfer) à présenter dans sa pureté, quel que soit le récipiendaire du jour, quelle que soit aussi la chaleur, cette ennemie...
On a avancé d'un quart d'heure le concert du matin. Températures obligent. Bientôt, avec le réchauffement climatique, on jouera à l'aurore...
Consignes différentes et pass sanitaire
Tu as donc raté aussi Angelich, Geniusas, Kantorow, Volodos, Sokolov, Berezovsky, Chamayou, Luisada. Vogt aussi, chef désormais de l'orchestre de chambre de Paris mais encore pianiste. Et puis Neuburger, Bavouzet, Trpceski (ne serait-ce que pour lui demander comment son nom se prononce) ou Adam Laloum qui fermera le bal comme l'an dernier. Ouvrir et clore La Roque, c'est comme ouvrir et clôturer Cannes, aussi prestigieux!
Tu les as ratés, c'est ainsi. Tu en entendras d'autres et de la même eau, de la même ampleur. Tiens, ce soir, Marie-Ange Nguci.
Désormais ce n'est plus comme l'an dernier un siège sur trois. On laisse famille ou amis ensemble jusqu'à six personnes en les séparant à gauche et à droite. S'ils sont huit, ce sera six et deux. C'est la consigne de la préfecture. Et passe sanitaire, bien sûr. On est obligé de dire aux anti (parmi les spectateurs il y a aussi évidemment des jeunes) que cela va très vite, sans renfort supplémentaire de personnel, et que cela n'a guère entravé la fréquentation. Avec les mesures de cette année la jauge, de 600 places, est passée à 1500 sur les 2000 possibles.
Ce soir c'est donc Nguci et Mozart
Nguci joue deux concertos de Mozart, solaire et sombre. Le ré mineur et l'ut majeur. Le 21 et le 20, ton préféré.
Ton préféré, le si tragique, que Nguci, jeune femme tourmentée, aborde avec fermeté et tendresse. Il en sera ainsi, sans qu'elle change sa manière d'être malgré les climats si différents des concertos. Tu n'es pas toujours d'accord avec ce que tu entends mais on sent une pensée à l'oeuvre, chez une personne si jeune et qui va encore grandir. Il y a une délicatesse à peine appuyée dans l'adagio si célèbre du 21: Mozart regarde le ciel et Nguci le ramène doucement sur terre. Le mouvement lent du 20 l'inspire moins mais le final trouve un très bel élan tragique, sans évidemment la profondeur métaphysique d'une Clara Haskil...
Mais qui égalera Clara Haskil?
Tu essaies cependant de n'écouter que Nguci et pas l'orchestre, un Sinfonia Varsovia en petite forme. Et justement, sans se faire prier, un long, très long bis, la Barque sur l'océan de Ravel, magnifiquement rendue, puis, de doigts si virtuoses, la Toccata de Saint-Saëns d'après le 5e concerto et un Froberger pré-baroque enfin, inattendu. Comme si ces longs mois avaient décuplé l'envie, l'échange -la chaleur du public récompensée peut-être par cette évidence qu'on remarquera chez tous les pianistes de donner, donner encore, au-delà du programme prévu. Et, avant, en fonction de la personnalité, le sourire dès les applaudissements, plus sévère, un peu triste même, chez Nguci, hilare chez Sélim Mazari le lendemain, et intense aussi chez Claire-Marie Le Guay. On nous a même dit que certain pianiste (Volodos pour ne pas le nommer) a ri pour la première fois en scène...
Un mystère cigalier
Pendant l'adagio du 21 tu aperçois des lumières vertes qui se déplacent dans la forêt: l'esprit de Mozart peut-être, réincarné en Papageno (papagei en allemand; un perroquet vert?)
Et, juste à la fin de l'adagio, les cigales se réveillent. Tes premières cigales. Les cigales sont un mystère étoilé que vont renforcer quelques jours à La Roque. Pourquoi, dans ce cadre forestier, stridulent-elles à tel moment et pourquoi pas à d'autres? Qu'est-ce qui les enchantent, qu'est-ce qui les endort? Tu en deviendrais presque réceptif à l'entomologie. D'autant qu'il y aura aussi les libellules...
Père et fils de bon matin
Le père et le fils le lendemain matin. Bruno et Paolo Rigutto. La Sonate à deux pianos K. 448 de Mozart, claire, mâle, complice, d'un bonheur si partagé qu'on ne sait qui joue, tant le toucher se ressemble et s'assemble. Mais tu regrettes ensuite que Bruno seul continue le concert - Scènes d'enfants de Schumann où les doigts rêveurs se cherchent un peu, 2e Scherzo de Chopin, Alborada del gracioso de Ravel de belle facture mais au moins dans l'un des deux tu aurais voulu entendre le fiston (qu'on ne retrouve avec papa que dans une ravissante Danse Slave de Dvorak -en bis!)
Devant toi, une petite libellule à l'élytre gracieusement replié se pose pendant le Mozart sur le chapeau de paille d'une dame. Elle négligera Chopin, Schumann et même Ravel.
Une autre dame, en robe orange, les yeux fermés, prend son bain de soleil en musique. Elle le fera tous les jours, dans sa robe orange, pendant que d'autres spectateurs, "du bon côté du piano" (celui où l'on voit les mains) s'enfuient car le bon côté du piano est aussi celui où le soleil, dès 10 heures, tape déjà dur.
Un bel échange populaire
Tu retrouves les Rigutto répondant aux questions d'un groupe de Marseillais dont, pour beaucoup, un concert classique, "c'est la première fois". Dames maghrébines paisibles, jeunes papas d'origine populaire, personnes modestes qui, par le biais associatif, viennent ainsi, attentifs, réduire la fracture sociale qui continue d'éloigner trop de Français de cette musique-là. Cela fait partie des "fondamentaux" de La Roque, groupes d'une quarantaine de "nouveaux auditeurs" venus de la région, chaque année quatre ou cinq mais, cette fois, réduits à un seul pour des raisons sanitaires.
Tu écoutes ce dialogue qui met un peu de temps à s'établir -c'est tombé sur les Rigutto, cela aurait pu sur quelqu'un d'autre- dans un langage qu'il faut trouver -les musiciens utilisent évidemment des termes "musiciens". Mais soudain naît une vraie compréhension quand on parle de travail, d'humilité devant l'outil, de cette drôle de souffrance de n'avoir pu PARTAGER si longtemps: des sentiments alors qui font de ces virtuoses des gens comme eux, avec le regret, très bien décrit par une jeune femme (et qui s'adresse d'ailleurs bien plus aux décideurs, aux politiques, à ceux aussi, tu en vois tous les jours dans les différentes salles, qui sont ravis qu'on reste entre soi) qui se souvient encore, trente ans après, de cette institutrice qui a éveillé ses oreilles d'enfant à la Symphonie du Nouveau monde.
Et tu observes alors le groupe, heureux, s'en aller pique-niquer sous les séquoias pendant que la chaleur monte avant de repartir vers Marseille. Pendant que, près d'eux, le chien Saucisse, un chihuahua placide (la mascotte du festival?), s'étend dans l'herbe, cherchant l'humidité de la terre, afin d'y commencer une sieste de gros chat.
41e festival de piano de La Roque-d'Anthéron, du 23 juillet au 18 août, concerts des 9 et 10 août avec Bruno et Paolo Rigutto, avec Marie-Ange Nguci et l'orchestre Sinfonia Varsovia, direction Arie van Beek.
A suivre...