Raphaël Sévère joue Leonard Bernstein, monsieur de Sainte-Colombe joue pour ses filles.

Monsieur de Sainte-Colombe-Jean-Pierre Marielle Collection Christophel © Film Par Film / DD Productions / Divali Films Photo Luc Roux

Les maisons de disque aussi sont en péril; et il faut les soutenir, surtout quand elles nous livrent des Cd intéressants. Deux nouveautés de la maison Mirare, très différentes et très recommandables: le jeune (encore) Raphaël Sévère dans un programme de clarinette original. Et monsieur de Sainte-Colombe, qu'on avait un peu perdu de vue depuis quasi 30 ans, quand l'impressionnant Jean-Pierre Marielle l'incarnait dans Tous les matins du monde.

Un jeune homme qui a bien grandi

On l'a découvert il y a une dizaine d'années, à La folle journée nantaise, lui, le Rennais, mais qui a étudié au conservatoire régional de Nantes, donc si oecuméniquement breton... Il avait à peu près 14 ans alors, dans un de ces chevaux de bataille de la clarinette (il n'y en a pas tant, les Variations de Rossini ou un des concertos de Weber) et depuis il a bien grandi (26 ans aux prochaines vendanges) Un Diapason d'or partagé avec Adam Laloum et Victor Julien-Laferrière et dont il était la clef de voûte (Brahms, les Sonates pour clarinette et le Trio piano-clarinette-violoncelle) et, après s'être essayé à quelques autres hauts chefs-d'oeuvre (1er concerto de Weber, donc, et Quintette de Brahms), voici qu'il revient à ses premières amours (en Cd). Bienvenues, les amours!

Retour en Europe centrale

Il y avait eu, quand il était tout jeunot, une belle exploration d'un répertoire français pas si joué (Saint-Saëns, Chausson, Pierné, Debussy) et puis, plus international, ces compositeurs du XXe siècle (Martinu, Kodaly, Honegger ou Jean Françaix) qui traçaient un trait solide entre chez nous et l'Europe centrale, avec des bifurcations ailleurs dans le temps et l'espace (Taneiev, Malcolm Arnold) C'est cette veine-là qu'explore de nouveau On tour, Sévère accompagné de son complice, le pianiste Paul Montag. Oh! rien de profondément original dans le concept, "graver les oeuvres jouées au cours de nos tournées qui ont imprimé en nous les moments les plus forts". Et donc re-l'Europe centrale avec des incursions françaises et américaines. Le point commun cette fois: le XXe siècle encore. Car il a fallu évidemment que la clarinette moderne, comme bien de ses camarades des vents, trouve sa forme et son son pour qu'une pluie de compositeurs s'intéresse à elles alors qu'au XIXe siècle, en-dehors des déjà cités, il y avait qui... Bruch (après Mozart) ?

Raphaël Sévère et Paul Montag D.R.

XXe siècle, inspiration populaire: les Préludes de danse du Polonais Lutoslawski, qui résonnent comme son "adieu au folklore", dans la lignée évidemment des Danses populaires roumaines du Hongrois Bartok, celles-ci qui peuvent être jouées par toutes les formations possible -et l'on aime que dans Lutoslawski Sévère et Montag recherchent l'équilibre entre musique populaire et musique plus écrite mais qu'ils jouent à fond l'étrangeté primitive dans Bartok jusqu'à ne pas hésiter à "salir le son", notes plus stridentes et donc proches du cri, telles qu'on les entend dans les choeurs de village. Et l'on découvrira avec bonheur une autre écriture hongroise, celle de Leo Weiner -la clarinette apporte une touche apaisée à la danse Peregi verbunk et en revanche beaucoup de mélancolie au duo Ket Tetel (le Triste berger, de 1941, année lugubre, est à fendre l'âme quand la Danse des clochettes s'étourdit d'une virtuosité parfaitement transmise par le duo, jusqu'au cri -encore!- de la note finale)

Sévère compositeur (aussi)

Voyage se poursuivant par trois compositions: la délicieuse Sonate de Poulenc, d'un charme tout français; on ne les joue pas assez, ces sonates pour vents que Poulenc composa souvent à la fin de sa vie, contrepoint insoucieux du terrible Dialogue des Carmélites. Plus méconnue encore, la Sonate de Leonard Bernstein, la première oeuvre publiée d'un homme de 23 ans, avec cette tonicité, cette énergie solaire propre à bon nombre d'oeuvres américaines et qui rappellent aussi qu'au-delà ce ce chef-d'oeuvre qu'est West Side Story, Bernstein, pas seulement chef, est un compositeur de belle envergure.

Le Cd se conclut par Entre les liens, deux mouvements de Sévère lui-même qui, à l'instar d'un Jean-Frédéric Neuburger ou du plus ancien Jérôme Ducros, se révèle aussi compositeur. Le début, tonitruant, se résout dans un mouvement lent où les accords graves du piano pourraient venir de Messiaen. Un second mouvement plus proche du mouvement perpétuel où piano et clarinette entament une course-poursuite qui les trouvera aussi véloces. Belle qualité d'écriture d'un jeune homme de 25 ans qui marche sur les traces de tous ces aînés du XXe et du XXIe siècle en les ayant bien assimilés à défaut d'inventer un vrai langage -mais il faut attendre aussi que jeunesse passe.

Leonard Bernstein à 37 ans. C) Ann Roman Picture Library / Photo 12 via AFP

Monsieur de Sainte-Colombe revient

L'autre publication Mirare change complètement d'univers, si elle met à l'honneur aussi un répertoire français venu de loin, la viole du temps du Grand Siècle à travers le plus discret, le plus austère des hommes, monsieur de Sainte-Colombe. D'aucuns se souviennent du film d'Alain Corneau, Tous les matins du monde, c'était il y a quelque 30 ans: d'après un texte magnifique (et encore compréhensible) de Pascal Quignard, Jean-Pierre Marielle incarnait le janséniste musicien, recevant un jeune élève, Marin Marais (joué par Guillaume Depardieu) qui tombait amoureux d'une des filles de Sainte-Colombe, Madeleine (Anne Brochet). A la surprise générale en raison d'un sujet si sérieux -l'apprentissage de la viole de gambe, le conflit, qui guette tout artiste, entre la séduction de la célébrité et la rigueur de la création- le film fut un triomphe et la bande-son interprétée par Jordi Savall orna toutes les discothèques.

Les austères séductions de la viole de gambe

De Sainte-Colombe un peu oublié depuis alors qu'il fut à l'époque le maître absolu de cet instrument si populaire et... si disparu dès le siècle suivant, on retrouve avec bonheur la beauté réelle de compositions qui, cependant, pourraient se révéler un peu monotones. Philippe Pierlot, le maître d'oeuvre (dessus et basse de viole) avec ses deux camarades violistes et particulièrement Lucile Boulanger qui l'accompagne dans tous les morceaux, a trouvé la solution: classer les pièces de Sainte-Colombe par tonalité (Pièces en ré; pièces en sol; pièces en do) en les faisant "respirer" par un contemporain (parfois élève) qui s'y glisse. Ainsi la puissante austérité des deux premières pièces se trouve soudain contredite par les séductions de la Suite à trois violes (Myriam Rignol s'y ajoute) de Louis Couperin: celui-ci fait assaut de séduction (mélodies caressantes, variations subtilement décoratives), ce qui aurait dû déplaire à Sainte-Colombe qui avait reproché exactement cela à Marin Marais. Du coup le concert de Sainte-Colombe qui suit -La Bourrasque- y trouve une vigueur retrouvée.

D.R.

Une forme de musique protestante

De même, dans les Pièces en sol, Sainte-Colombe est confronté à l'un peu trop suave Champion de Chambonnières, grave à souhait dans la Pavane "L'entretien des dieux" et fort distingué (avec une écriture riche en appogiatures) dans la Sarabande "Jeunes Zéphyrs". Le concert "Le tombeau" (où Sainte-Colombe descend aux Enfers!) y trouve ensuite une vraie grandeur, avec des sonorités bizarres et passionnantes, des effets en écho (le Quarillon, dans le registre grave des instruments: un des plus beaux moments du Cd) On regrettera d'ailleurs simplement que les mouvements des oeuvres ne soient pas mieux identifiés par les plages du Cd.

C'est le théorbe de Rolf Lislevand qui donne des couleurs variées au Tombeau de mesdemoiselles de Visée de leur père, Robert de Visée, qui enseigna la guitare à Louis XIV (on écrivait guitarre!): Visée, joueur de théorbe reconnu, le théorbe étant proche de la guitare, justement, comme la viole est proche du violoncelle. Le Cd, très bien joué -respect des styles et superbes sonorités- et très bien composé (évitant d'ailleurs le piège d'aller réunir Marin Marais et Sainte-Colombe) opposerait presque un style de musique protestante (qui serait Sainte-Colombe) à un style de musique catholique (plus séducteur, et qui serait... les trois autres), pour le dire vite. Nous rappelant en fait combien le jansénisme, dans un pays et sous un règne qui mettait le protestantisme sous un étroit contrôle, se substituait, spirituellement et artistiquement en tout cas, à cette branche du christianisme à qui l'on refusait l'existence et la liberté de culte. Ainsi, si l'on sait écouter derrière l'écoute, c'est aussi cela que raconte l'histoire de Monsieur de Sainte-Colombe, de ses filles et de ses confrères.

On tour: oeuvres de Poulenc, Lutoslawski, Weiner, Bartok, Bernstein et Sévère. Raphaël Sévère, clarinette et Paul Montag, piano. Un Cd Mirare

Monsieur de Sainte-Colombe et ses filles: oeuvres pour viole de gambe et (parfois) théorbe de Sainte-Colombe, Louis Couperin, Champion de Chambonnières et Visée. Philippe Pierlot, Lucile Boulanger, Myriam Rignol (violes), Rolf Lislevand (théorbe) Un Cd Mirare