Vous ne le connaissez pas, à moi de vous le faire découvrir; car c'est devenu un ami. Et si vous pensez (je pensais aussi -c'est fini) que la contrebasse est ce gros instrument qui fait "ploum ploum ploum"derrière l'orchestre ou dans un club de jazz trois minutes avec Yulzari vous sortiront cette idée de la tête. Terres natales, son dernier Cd est aussi un très joli disque au carrefour de bien des musiques.
Une rencontre dans les vignobles autour de l'Espagne
Je ne saurais plus dater notre rencontre: cinq ou six ans. J'allais assister à un concert de deux inconnus (de moi) dans ce petit festival d'été dont je vous ai déjà parlé (chronique du 19 août 2017), au coeur des vignobles, canton d'Olargues, département de l'Hérault: une contrebasse, une guitare. Rémy Yulzari, Nadav Lev.
C'était une promenade à travers l'Europe, intitulée A spanish heritage (Un héritage espagnol), promenade sur les traces séfarades de deux musiciens à la recherche de racines culturelles parfois cachées, dressant un pont entre l'Espagne et l'Amérique du Sud (l'Argentine) avec cependant des détours inattendus -par la Turquie. Je ne me souviens pas de tout l'itinéraire. Je sais qu'il commençait par les Sept chansons populaires espagnoles de Falla. Inévitablement la première chanson associait au beau timbre puissant de Nadav Lev (une guitare qui résonne fière et corsée) l'accompagnement rythmique de la contrebasse. Normal!
Contrebassiste en même temps que conteur
Mais voici que dès la deuxième chanson les rôles s'inversaient. La contrebasse prenait la mélodie avec finesse, poésie, l'aisance d'un violoncelle un peu grave, elle échappait à son destin d'accompagnatrice ventrue par la grâce de ce petit homme barbu (était-il déjà barbu?) guère plus haut que son haut instrument. La suite? Le vif plaisir d'un vrai duo où la complicité était si naturelle que, d'un rebond à l'autre, dans l'égalité de ces deux instruments de la même famille mais à la rencontre pour nous si peu habituelle, le voyage proposé par Yulzari et Lev glissait sur les chemins et sur les mers avec la fluidité d'un conte musical. On entendait ainsi de peu connues Chansons séfarades de l'immortel auteur du Concerto d'Aranjuez, Joaquin Rodrigo, "dont la femme était juive" -et voici pourquoi! Explications distillées comme je découvrirai ensuite qu'il le fait avec beaucoup d'aisance et beaucoup d'humour par Rémy Yulzari, musicien de partage -aussi avec le public, ce n'est pas un talent qu'on apprend dans les conservatoires, ce n'est pas un "moins" si des interprètes y sont réticents, souvent par timidité, mais certains le font très bien -Anne Queffélec, Renaud Capuçon, Rémy Yulzari- et les auditeurs en redemandent.
Toutes les musiques, toutes les rencontres...
Il y eut comme cela, dans l'atmosphère douce de ce soir d'été sur la colline, l'Asturias d'Albeniz revisité, un détour par Istanbul, une version épatante car swingante à souhait de Besame Mucho, notre inévitable ami Astor Piazzolla et ses tangos -avez-vous jamais dansé le tango sur une vibration de contrebasse? Et puis sans doute d'autres choses. Nous avons sympathisé.
Depuis, je le suis, avec son ami Nadav (son complice dans Terres natales), ou avec d'autres, pianistes, guitaristes encore, quatuors à cordes, tambourins. Ou le tabla de Mosin Kawa, leur ami hindou qui donne, sur le Cd, quelques couleurs particulières à l'Apprenti sorcier de notre cher Paul Dukas. Je le suis d'abord dans cette obsession de ses racines, la tradition, la transcription musicale, de sa judaïté. Elle est présente dans Terres natales comme dans le voyage espagnol. Mais ce serait réducteur de le réduire à cela, ce Jurassien qui a appris le ski en même temps que des langues lointaines. Si j'avais cependant un reproche à lui faire (et je le lui ai dit), ce serait d'être trop curieux: de toutes les musiques, de toutes les rencontres, de tous les projets...
De la vie new-yorkaise à Colchiques dans les prés
Peut-être est-ce l'influence de New-York, ce melting pot où il a longuement vécu: accepté à la prestigieuse Julliard School -on imagine le nombre de dossiers et le niveau de ceux qui sont choisis. On conçoit aussi, en l'évoquant avec Yulzari, l'intérêt de se confronter à des méthodes musicales si différentes de celles de France -la rigueur de chez nous, qui peut tourner à la rigidité, beaucoup plus de souplesse américaine, de facilité de rencontres, d'échanges heureux...
Il en résulte ce Cd, Terres natales, qui est d'abord, entre la guitare de Nadav Lev, les tablas de Mosin Kawa sur certains morceaux et la contrebasse de Rémy Yulzari, d'un grand bonheur instrumental fait de trouvailles sonores et d'une intense complicité. Au-delà ce sont évidemment ses propres racines que l'un explore avec l'autre -trois chansons d'Israël, deux inscrites dans le patrimoine familial, une qui met en musique une étrange rencontre d'objets à Tel-Aviv; la mémoire française, elle, passe par Piaf, La vie en rose et surtout La foule qui retrouve ses origines argentines où la communauté hébraïque est si importante; mais aussi une éblouissante improvisation sur Colchique dans les prés où la contrebasse de Yulzari joue dans les aigus de l'instrument avec des couleurs de ciel d'automne.
Après un rêve: un rêve
Chaque section trouve un ton, de la partie "Piaf" où l'on met du temps à saisir la mélodie de La vie en rose avant cette Foule latino jusqu'à la fin frénétique et presque atonale de Dud Shemesh. Mais c'est évidemment les trois morceaux classiques qui m'ont le plus séduit -goûts obligent: magnifique Après un rêve de Fauré qui aurait pu être la rencontre de Django Reinhardt et Charlie Mingus (est-ce arrivé?) et Yulzari, en jouant la si belle mélodie une première fois puis à l'octave, donne le sentiment d'avoir changé d'instrument... Un Apprenti sorcier de Paul Dukas qui est un condensé de ce que nos amis savent faire, tordant la folie furieuse de l'oeuvre pour en faire quelque chose d'encore plus fou, ou d'une folie différente, où le jazz se lie à des couleurs orientales (l'apprenti sorcier en Aladin!) puis brésiliennes avec le scat d'un Ella Fitzgerald masculin et quelques accélérations étonnantes... Le titre du morceau étant d'ailleurs Après une lecture de "L'apprenti sorcier", référence à l'Après une lecture de Dante où Liszt propose sa vision du poète italien, parfaitement échevelée...
Terres natales et terres du monde
Le Rêverie de Debussy -qui est peut-être un peu longue dans sa partie improvisée- distille aussi, particulièrement au début, des moments paisibles en forme de promenade le long des berges d'un fleuve un après-midi de printemps, où la contrebasse se fait violon, où la guitare se fait harpe. Cela me rappelle que Rémy Yulzari a succédé à Ibrahim Maalouf (rien moins) comme professeur d'improvisation au Conservatoire de la rue de Madrid. Une improvisation qui se doit d'être aussi libre que rigoureuse, c'est le sens et la moelle de ce très beau Cd, à deux, à trois même, où les terres natales ont ceci de fort qu'elles nous renvoient, qui que nous soyons, à l'universel.
Terres natales, improvisations sur des thèmes de Debussy, Fauré, Dukas, chansons israéliennes et françaises traditionnelles. Rémy Yulzari (contrebasse), Nadav Lev (guitare), avec la participation de Mosin Kawa (tabla) Un disque Reazom