Sur le site de l’Opéra-Comique, « Macbeth underworld », le très bel opéra de Pascal Dusapin qu’on ne pourra voir en direct…
La première française devait être donnée ce mercredi 25 mars. Mais le nouvel opéra de Pascal Dusapin, « Macbeth underworld », est lui aussi victime des circonstances. L’Opéra-Comique, belle initiative, propose la captation effectuée à Bruxelles il y a quelques mois.
Et l’on est d’autant plus au regret de ne pouvoir découvrir pour l’instant sur scène ce Macbeth underworld que la captation réalisée au théâtre de la Monnaie à Bruxelles en septembre dernier nous expose un remarquable spectacle. Et sur tous les fronts, musicaux, vocaux, scénaristiques, ce qui est plutôt rare désormais. Duo Macbeth-Lady Macbeth (Georg Nigl-Magdalena Kozena) remarquable, mise en scène (de Thomas Jolly) formidable de beauté plastique et d’intelligence de l’espace, musique (affûtée et vibrante) de Pascal Dusapin.
Macbeth et Lady Macbeth, morts, rejouent la tragédie
Macbeth underworld repose évidemment sur la pièce de Shakespeare mais aussi sur un livret très intelligent de Frédéric Boyer, qui avait déjà écrit le dernier opéra de Dusapin, Penthesilea. Macbeth underworld (dans le monde d’en-dessous) correspond à son titre : les deux criminels, morts désormais, sont condamnés à rejouer éternellement quelques scènes de leur tragédie, dans ce monde de défunts -et d’ailleurs plutôt de fantômes- où ils croisent Duncan, le roi assassiné par Macbeth, l’enfant que Lady Macbeth n’aura pas, un portier bouffon à la perruque rousse, sorti, lui, des comédies de Shakespeare ou d’un film de Tim Burton (le vétéran Graham Clark qui réussit un sprechgesang (parler-chanter) avec beaucoup de présence) Enfin les fameuses trois sorcières qui font office ici de diablotines rousses (la couleur maudite, rappelons-le) acharnées à tourmenter encore et toujours le roi et la reine damnés. On pense au Quartet d’Heiner Müller (Valmont et Merteuil des Liaisons dangereuses) ou au Huis Clos de Sartre, dans un enfer cependant plus cauchemardesque grâce à l’invention de Thomas Jolly et de son décorateur, Bruno de Lavenère, qui s’inspirent des tableaux romantiques ou préraphaélites à grands renforts d’images hagardes.
C’est ce qui fait aussi qu’on suit ce spectacle d’une grande heure 45 avec fascination. Car le livret, aussi intelligent soit-il, récapitule parfois sans ordre ou avec des moments de suspension les épisodes d’un Macbeth qui essaie de reproduire son meurtre (mais sur qui ? Sur le fantôme déjà sanglant de Duncan ?), en resserrant peu à peu l’histoire autour du banquet, du suicide de Lady Macbeth, de l’avancée de la forêt qui marque la mort du roi. Livret en anglais, avec belles trouvailles de style : « Le péché couche à ta porte » / « Seule la neige peut expliquer pourquoi les enfants ont des mains flottantes » et encore ceci, un peu pompeux mais fort juste : « Des rêves tordus agitent le rideau du sommeil » Lady Macbeth psalmodie un « Demain est demain est demain, qui ne signifie rien », toute à sa condition de fantôme vêtu de blanc, comme Macbeth, comme l’enfant et le spectre (très beaux costumes aussi de Sylvette Dequest) Mais on n’échappe pas, dans cette non-histoire, à quelques longueurs…
Une très belle distribution, des trouvailles visuelles constantes
Que la mise en scène de Thomas Jolly fait magnifiquement passer. Jolly s’y connaît en rois maudits et/ou meurtriers : Henri VI, Richard III, Héliogabale… Avec beaucoup d’empathie (et peut-être de la tendresse !) il fait de Macbeth et de sa Lady des êtres perdus, incertains d’eux-mêmes, trop petits pour leurs crimes, quasi des enfants qui ont les doigts dans le pot de confiture. Direction d’acteurs au cordeau qui fait de Magdalena Kozena une magnifique Lady Macbeth, à la folie mesurée qui est plutôt un long sommeil (et que c’est beau, ce projecteur qu’elle reçoit dans la figure et qui la transforme en spectre hébété !) La découverte étant l’Autrichien Georg Nigl, magnifique ténor à qui Dusapin propose des écarts de tessiture qu’il assume sans problème, gamin au visage rond, à la houppette ridicule et qui est incapable d’effrayer même sa victime. Celle-ci (Ghost (Fantôme) dans le livret) a la présence et l’humanité de la basse islandaise Kristinn Sigmundsson
Il faudrait multiplier les exemples de trouvailles visuelles incessantes de Thomas Jolly et de son équipe, dans ce décor où se mêlent et se remplacent dans une pénombre constante arbres enchevêtrés de la forêt obscure et palais envahi de spectres où l’immense lit consolateur où se réfugie Lady Macbeth devient aussi un lit funèbre. Citons, dans des lumières superbes d’Antoine Travert, les masques de mort mexicains de la scène échevelée du banquet, l’apparition rouge de l’enfant, le premier baiser blanc du couple (très beau duo musical), la construction d’escaliers sans fin à la Piranèse, Lady Macbeth, à la main un lustre à l’envers, dansant dans sa folie, le nouveau couronnement des époux par des spectres rouges tels des cardinaux damnés, le Requiem parodique chanté par les trois sorcières au-dessus d’une tête de cervidé, ces médecins aux masques d’épidémies (comme sous Molière) prenant le sang de la Lady mourante. Ou encore le miroir noir entouré d’or où le couple maudit ne peut se refléter. Chaque moment est un moment de grâce ou de trouble, servi par une disposition scénique des chanteurs d’une élégance infinie.
Musique évidemment atonale… et d’une grande beauté
Reste qu’il y a d’abord une musique. Si Dusapin (il faut le dire à tous ceux qui résistent encore à la musique contemporaine) s’inscrit clairement, sans rien renier, dans la lignée, pour faire rapide, d’un Boulez (à l’inverse de compositeurs plus tonaux… et plus jeunes, comme Escaich ou Mantovani, sans parler des Américains tel John Adams), il utilise avec une science rare toutes les possibilités d’un orchestre jamais chargé, longues notes tenues qui s’achèvent brusquement en déflagration sonore où les cuivres se superposent aux vents et aux cordes, passages au contraire minimalistes, flûte, percussion, cymbalum, ou cette chanson moyenâgeuse revisitée avec violon et tambourin ou encore cette gamme chinoise quand le roi se couche. Le chant lui aussi est souvent en forme récitative, avec de brusques écarts toujours mesurés, très bien écrit pour les voix, et c’est Macbeth qui couvre la tessiture la plus large mais Dusapin connaît son chanteur qui a déjà chanté pour lui. Il passe aussi, dans certain duo intimiste, un peu de l’esprit du Pelléas et Mélisande de Debussy, opéra fondateur pour tant de créateurs depuis cent ans. Il passe aussi, à un autre moment, comme une réminiscence -Dusapin en a-t-il eu conscience ? – du « Lever du jour » du Daphnis et Chloé de Ravel, flûtes comprises. Chœur (de femmes) fort bien utilisé et compliments aux trois sorcières (Ekaterina Lekhina, Lilly Jorstad, Christel Lötzsch) comme à l’enfant, Naomi Tapiola. Et direction attentive, sensuelle et intelligente d’Alain Altinoglu, à la tête d’un orchestre de la Monnaie de belle valeur.
Autant dire qu’on attend avec impatience de revoir ce Macbeth underworld en vrai, beau nouvel opus d’un de nos compositeurs les plus talentueux, même si la mise en scène de Thomas Jolly et l’éclatante distribution sont aussi pour beaucoup dans la réussite du spectacle.
Macbeth underworld de Pascal Dusapin, mise en scène de Thomas Jolly, direction musicale d’Alain Altinoglu, spectacle enregistré au théâtre de la Monnaie de Bruxelles le 20 septembre 2019 dans une réalisation de Christian Leblé. Sur le site de l'Opéra-Comique