Un récital au théâtre des Champs-Elysées à Paris dans le cadre d'un week-end consacré au violoncelle, et le second Cd du garçon paru quelques semaines plus tôt: toutes les raisons de s'intéresser à cette jeune pousse du violoncelle mondial, atypique et talentueux: un Sheku Kanneh-Mason adoubé par Sir Simon Rattle soi-même, et qui se fait accompagner par sa soeur Isata.
IIIIIl a joué pour Harry et Megan!
Je n'avais prévu ni de vous parler du Cd du garçon ni d'assister à son concert. Estimant (à tort) qu'il était un "produit". 20 ans (21 le 4 avril, pour celles et ceux qui voudraient lui envoyer un message sur les réseaux sociaux), noir (pas très fréquent dans le milieu classique, cela!), handsome (comme on dit chez les Anglo-saxons), et surtout ayant joué aux noces d'Harry et Megan -on a un peu de mal à savoir quoi mais peu importe: IL Y A JOUE! Et puis déclarant son amour pour Bob Marley (il a le droit), jusqu'à interpréter sur le plateau de nos confrères de "C à vous" sa version de No woman, no cry (une Suite de Bach, c'eût été sans doute un peu trop sérieux).
Minorité consensuelle...
Kaneh-Mason happé par ailleurs par la grande marque de disques anglaise Decca (les Anglais ont le sens du marketing), en joli représentant d'un pays qui accepte son métissage, et posant avec sweet (oh! bleu marine!), jean (parfaitement repassé) et baskets (très blanches), bref, pas Le prince de Bel-Air mais Le prince de Windsor: le consensus à l'anglo-saxonne où, derrière la révolte (collective) des minorités, le désir (individuel) de ses représentants (voir Obama ou, justement, la famille du Prince de Bel Air) est d'épouser les codes et la vie bourgeoise de la majorité (blanche, la majorité, et, outre-Manche, la plus proche possible d'une certaine aristocratie, plutôt aujourd'hui financière)
... mais un programme pas si consensuel
Mais en regardant le programme du concert, je me suis soudain rendu compte (le Cd autour du compositeur national anglais, Edward Elgar, ne m'en avait pas complètement convaincu) qu'au lieu d'une évolution à la Soeurs Berthollet (qui semblent s'éloigner de plus en plus de la musique classique, jugée trop ringarde) Kanneh-Mason ne néglige en rien les fondamentaux: deux grandes sonates (Beethoven et Rachmaninov), deux approches plus contemporaines. Originalité d'autant plus louable qu'elle échappait aussi à ce que propose le Cd, en ces temps où les concerts sont trop souvent une version live des récentes parutions des artistes.
Ainsi, proposer le Grave de Witold Lutoslawski, pièce haletante, parfois lyrique, où, sur un accompagnement de piano dans les basses, le violoncelle se livre à des études de sonorités, d 'intensité. La deuxième partie, plus rapide, se compose de notes arrachées au violoncelle, brûlantes, avec un piano liquide que défend très bien la soeur de Sheku, Isata.
Dans Beethoven qui dirige?
Famille originaire de la Sierra Leone (un des états les plus pauvres du monde), enfants parlant la musique depuis leurs premières années. Je ne vous ferai pas le détail de tous les concours pour les jeunes que Sheku Kanneh-Mason a remportés, y compris ceux de la BBC. Ils apparaissent donc, Isata avec dreadlocks et longue robe blanche pailletée, lui blouse grise sobre mais sur le col en V une bande brodée rouge,vert et or très élégante. En début, anniversaire oblige, Beethoven, sa 4e sonate (l'opus 102 n° 1), pas la plus jouée. On note aussitôt le joli toucher, un peu rêveur, du jeune homme, qui ferme les yeux assez souvent pour écouter le son -et ce sera un peu au détriment pendant tout le concert de l'architecture générale de la phrase. Mademoiselle Isata (un ou deux ans de plus), elle, prend possession du piano de belle manière, avec une puissance qui, parfois, tourne au brutal. Le violoncelle chante éperdument dans le mouvement lent, multipliant les détails au détriment, là encore, de la construction. C'est le dernier mouvement qui est le plus faible, on perd l'énoncé des thèmes, tout simplement parce que le piano l'emporte, et ce n'est pas écrit comme ça.
Une complicité qui fonctionne
C'est tout le problème des duos, où le piano doit être accompagnateur. Là Isata a pris le pouvoir, un peu à la manière dont on a entendu Yuja Wang le faire avec Gautier Capuçon! Sauf que Capuçon a l'expérience et la maturité pour y résister, y adapter son jeu. Heureusement, dans la suite du programme, le Lutoslawski, la belle Sonate de Samuel Barber, pleine de mélodies tourmentées d'abord (sans la beauté éperdue d'un Rachmaninov) et qui installe ensuite (c'est écrit ainsi!) un dialogue entre les deux instruments, voici que l'équilibre se fait donc; et la complicité fonctionne. C'est très beau.
Belle aussi cette Sonate de Rachmaninov, qu'on a entendu si souvent "brûler" par des interprètes russes ou d'âme slave qu'on est surpris de l'entendre (dans le scherzo) si dépouillée, sans l'âpreté, la brutalité, habituelles. Cela fait du bien, cette fougue chantante; et cela change (mais est-ce idiomatique?), cette élégante pudeur (très anglaise) avec laquelle les deux jeunes musiciens abordent le foisonnement de l'oeuvre. Il n'y aura que le dernier mouvement, le moins bien écrit d'ailleurs, qui se résume à des moments où la demoiselle, de nouveau, prend le pouvoir.
Mais ils ont le temps de grandir.
Un Cd pour les Anglais... ou les amateurs de musique anglaise
Le Cd, plein de belles qualités, me laisse plus perplexe. Le morceau de bravoure est le Concerto d'Elgar, oeuvre popularisée par la toute jeune Jacqueline Du Pré en 1965 -elle avait l'âge qu'a Kanneh-Mason aujourd'hui. Kanneh-Mason y fait évidemment référence, laissant entendre que c'est cet enregistrement qui l'a décidé, tout petit, à apprendre le violoncelle. Concerto mieux construit, moins verbeux, que son homologue pour violon, que le jeune homme joue avec beaucoup de rêve et de tendresse (on aimerait parfois plus de violence ou un son plus mâle), réservant à Rattle et aux musiciens du London Symphony le soin d'y mettre la puissance instrumentale nécessaire. Le reste du programme est moins intéressant: c'est le principe de Lozakovich (voir ma chronique du 31 décembre dernier), sauf que les autres pièces d'Elgar (Nimrod et Romance), celle de Frank Bridge (Spring song, très "musique légère") et les deux "traditionnels" (dont le Scarborough Fair popularisé par Simon et Garfunkel) sont nettement de moindre qualité que les petites pièces de Tchaïkovsky -mais c'est le public britannique qui est d'abord visé. Reste une Elégie de Fauré qui souffre cette fois d'un excès de lyrisme (et s'achève presque dans les pleurs!); mais aussi deux très belles pièces d' Ernest Bloch, un Prélude pour quatuor à cordes et surtout une Prière juive d'une magnifique émotion très bien défendue par Sheku et son frère Braimah, qui est violoniste. On n'en a pas fini avec la famille Kanneh-Mason.
Concert de Sheku (violoncelle) et Isata (piano) Kanneh-Mason: Beethoven (Sonate pour violoncelle et piano n° 4 opus 102 n° 1). Lutoslawski (Grave). Barber (Sonate pour violoncelle et piano opus 6) .Rachmaninov (Sonate pour violoncelle et piano opus 19) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 23 février.
Edward Elgar: Concerto pour violoncelle opus 85 et différentes pièces pour le violoncelle d'Elgar, Bridge, Fauré, Bloch et traditionnels. Sheku Kanneh-Mason, violoncelle. Orchestre symphonique de Londres, direction sir Simon Rattle (dans le concerto). The Heath Quartet et différents musiciens (dont Braimah Kanneh-Mason, violon) Un Cd Decca.