Daniel Lozakovich réussit la (au moins) 100e version du "Concerto pour violon" de Tchaïkovsky

Daniel Lozakovich au lac Léman C) Johan Sandberg

Pour ce début d'année voici le nouveau Cd du prodige du violon, Daniel Lozakovich, qui s'attaque à un tube, le Concerto pour violon de Tchaïkovsky. Originalité cependant: au lieu des couplages habituels (souvent le Concerto de Mendelssohn), Lozakovich réunit les autres pièces de Tchaïkovsky écrites pour l'instrument, soit en version violon et orchestre, soit en version violon et piano.

Des débuts avec Bach, des concertos incontournables

18 ans à peine quand il fit ce Cd à Moscou au mois d'avril. Et la confirmation qu'un très grand musicien prend son envol. De ce concerto si joué, si enregistré (et qu'il approfondira sans doute), la version que Lozakovich nous propose est parfaitement recommandable. On en doutait à peine de la part d'un jeune homme qui a choisi Bach pour son premier disque et qui a fait ses débuts à Paris dans le Concerto de Beethoven -celui de tout le répertoire qui fait le plus peur! Et le Tchaïkovsky (on ne parle même pas de la virtuosité) n'est pas non plus, pour d'autres raisons, le plus facile!

Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Tchaïkovsky, auquel on ajoutera désormais Sibelius. Cinq concertos, dans quatre cas l'unique de leur auteur, dans le 5e (Mendelssohn) si réussi qu'il écrase un autre de jeunesse: tous les violonistes biberonnent à ces oeuvres-là et ne rêvent que de les jouer le plus tôt possible. Ils formeront par la suite la base même de leur carrière même si tant d'autres s'y agrégeront.

Lozakovich au travail C) Johan Sandberg

Tout Tchaïkovsky pour violon

On appréciera déjà l'objet proposé aujourd'hui, de la célèbre marque jaune (allemande), avec le logo à l'ancienne de la Deutsche Grammophon, une belle photo de Lozakovich en noir et blanc, portant son Stradivarius (le Reynier), à lui prêté car aucun artiste désormais n'a les moyens, fût-il très riche, de s'en offrir. On appréciera aussi la cohérence d'un programme qui réunit "tout Tchaïkovsky pour violon", y compris des pièces de moindre importance mais que désormais les violonistes ne répugnent plus à jouer, ne serait-ce qu'en bis (On ne sait plus qui disait "c'est une oeuvre qui pue la musique", cela aurait pu s'appliquer à Tchaïkovsky, musicien trop populaire il y a cinquante ans et dont on vante aujourd'hui, à raison, le génie mélodique)

Jamais meilleur que loin de chez lui

C'est exactement la première raison de la popularité du Concerto que le cosmopolite Tchaïkovsky composa en trois semaines au bord du lac Léman. Neurasthénique et mélancolique (comme son compatriote et cadet, Rachmaninov), il n'était jamais aussi inspiré que loin de chez lui, brûlant du lyrisme abandonné des mélodies de sa chère Russie, qui lui suggère l'admirable Canzonetta, le mouvement lent du Concerto: le début, l'énoncé de la mélodie, qui voit s'entrelacer le violon et quelques instruments de l'orchestre dominés par les bois, est le plus beau moment du Cd, servi par un Lozakovich qui fait chanter son violon comme si c'était son coeur. Rien de trop, rien de "pas assez": le plus difficile à faire.

C) Johan Sandberg

Lozakovich en musicien, non en virtuose

Mais de cette version souvent lente, en tout cas qui prend son temps, on retiendra d'abord une conception: le caractère élégiaque, chambriste, que Lozakovich lui donne, sans aucun effet de manche et même parfois avec une discrétion qui en déconcertera certains. Le son, commençons par là, est superbe, avec des graves moelleux et profonds, un médium parfait, quelques scories parfois dans les aigus mais, globalement, une sûreté de la conception, une égalité de la ligne mélodique, qui sont déjà celle d'un maître. Le premier mouvement est plus long que d'habitude, par une cadence qui s'installe, qui respire, qui refuse la précipitation. Le célèbre thème (un des plus beaux de Tchaïkovsky, qui pourtant n'en a jamais été avare) est lancé sans lui faire un sort, en musicien, non en virtuose. Aucune faute de goût; et la volonté, sans jamais nier le romantisme de l'oeuvre ni son caractère profondément russe (à une époque où fleurissent les écoles nationales, qui est le bon côté, car purement artistique, de la résurgence des nationalismes européens), d'inscrire ce Concerto dans la haute lignée de ceux cités, avec son caractère propre et donc sa place dans cette incontournable série.

Un orchestre un peu épais

C'est d'ailleurs dans le troisième mouvement qu'on sent (au début) Lozakovich le moins à son aise. Il bride le caractère trépidant des danses plus ou moins villageoises où Tchaïkovsky a puisé son inspiration. S'il faut être flamboyant, c'est bien là. Poussé par son chef, Vladimir Spivakov, Lozakovich s'y met peu à peu, se déboutonne, réussit une magnifique fin. Spivakov, qui dirigea le premier concert d'un Lozakovich de 9 ans, et qui, évidemment, connaît ce concerto sur le bout de l'archet, est attentif (parfois un peu trop) à soutenir son soliste sans le brusquer, mais avec un orchestre (le National de Russie de Pletnev) un peu lourd, aux cordes bien épaisses -la reprise après la cadence du premier mouvement, est cependant, car davantage confiée aux bois, très belle.

Il joue! C) Johan Sandberg

Pudeur et tristesse

Les "petites pièces" qui suivent ne sont pas toutes du même intérêt. Certaines sont pour violon et orchestre, d'autres pour violon et piano mais, de transcriptions en adaptations (par les violonistes Leopold Auer, Ivry Gitlis, Mischa Elman, par le compositeur Alexandre Glazounov), elles pourraient être... l'inverse. Très belle, la peu connu transcription de l'air de Lensky dans Eugene Oneguine, qui, par sa mélancolique douleur (Lensky pressent qu'il va mourir dans son duel avec Oneguine), convient très bien à l'archet pudique de Lozakovich. La Meditation (du triptyque Souvenir d'un lieu cher), qui devait être le mouvement lent du concerto, est un nocturne lyrique et douloureux d'une dizaine de minutes, où orchestre et soliste sont en osmose dans une juste tristesse. La Valse-Scherzo, supérieurement traduite par Lozakovich, est une pièce de genre, à sa place dans les salons de Saint-Pétersbourg.

Un piano bien pâle et pas de texte français

On est moins convaincu par les morceaux pour violon et piano. Seul un coeur solitaire ("None but the lonely heart") est un peu languissant. La Mélodie (pendant de la Méditation) d'une belle énergie lyrique, la Valse sentimentale une jolie pièce de salon. Toutes trois souffrent de l'accompagnement pâlichon de Stanislas Soloviev: où est le temps où, au disque, on se débrouillait pour constituer de vrais duos de solistes et non d'accompagnateurs?

Un dernier mot: le livret est uniquement pour germanistes ou anglicistes. On dira sans doute que c'est une firme allemande ou que c'est l'envahissement du monde anglo-saxon. On sera sans doute plus juste à considérer que nous comptons de moins en moins dans le marché du disque et que nous en sommes quelque peu responsables.

Passez de bonnes fêtes!

"None but the lonely heart" . Piotr-Illyitch Tchaïkovsky: Concerto pour violon, Air de Lensky, Méditation, Valse-Scherzo: Daniel Lozakovich, violon, Orchestre national de Russie, direction Vladimir Spivakov. None but the lonely heart, Mélodie, Valse sentimentale: Daniel Lozakovich, violon, Stanislav Soloviev, piano Un Cd Deutsche Grammophon