Le Philharmonique de Vienne à Paris pour les symphonies de Beethoven : leur A.D.N !

Andris Nelsons et les musiciens viennois. C'était au Nouvel An C) Roman Zach-Kiesling/APA-PictureDesk / AFP

L'orchestre philharmonique de Vienne (les Wiener Philharmoniker pour tous les mélomanes!) est à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, pour une intégrale des symphonies de Beethoven sous la direction d'Andris Nelsons. Le premier volet était donné ce mardi : tellurique!

Beethoven est mort trop tôt...

C'est leur A.D.N., aux Wiener Philharmoniker: Beethoven, le compositeur qu'ils ont joué le plus. Avant même Mozart. Et il ne tient (le texte de Rémy Louis dans le programme est un puits d'informations!) qu'à... Beethoven lui-même d'être mort quinze ans trop tôt pour voir une de ses symphonies créées par l'orchestre  -il lui aurait fallu en somme la simple longévité d'un Haydn ou d'un Liszt! Tradition cependant immédiatement mise en place par Otto Nicolaï (oui, oui, l'auteur des charmantes Joyeuses commères de Windsor) , créateur de l'orchestre en 1842 et qui, dans les onze concerts où il le dirigea, mit toujours Beethoven au programme! Cela commençait bien...

Le concert du Nouvel An où Nelsons dirigeait le Philharmonique de Vienne C) Roman Zach-Kiesling/APA-PictureDesk / AFP

Une vieille dame dirigée par Beethoven

A.D.N. poursuivi largement, nous apprend Rémy Louis, par les successeurs: un Mahler qui vint à Paris avec l'orchestre pour l'Exposition Universelle de 1900 et y joua l'Eroica et la Pom Pom Pom Pom (3 et 5 -soyons sérieux) Et cette très jolie histoire de Felix Weingartner (le chef principal des Wiener pendant 20 ans), rencontrant au cours d'une tournée une vieille dame qui avait été dans les choeurs à la création de la 9e symphonie : il exigea qu'on la photographiât sur le champ. Ainsi, nous dit Louis, nous pouvons voir encore aujourd'hui, puisque nous avons cette trace, "une personne qui s'est produite sous la direction de Beethoven" Précieuse, si précieuse archive!...

Déjà plusieurs intégrales

C'est donc la 4e fois que l'orchestre vient en France nous faire entendre le cycle complet: la première, c'était avec le grand Carl Schuricht, en 1956, mais à Lyon. Suivirent (longtemps après) Abbado et Thielemann. Aujourd'hui, c'est Andris Nelsons (un coffret, c'est une habitude, est sorti cet automne). Qu'ils ont choisi, puisque les Wiener sont le seul orchestre dans une forme d'autogestion, sans chef permanent, mais avec des "principaux", des "invités"; et ce sont les musiciens eux-mêmes qui décident de leurs programmes. Un Nelsons, donc, si l'on comprend bien, chargé de prolonger cette tradition beethovénienne de l'orchestre.

Mais quelle est-elle, cette tradition?

A la base le garçon est trompettiste C) Roman Zach-Kiesling/APA-PictureDesk via AFP

Tradition et transmission

C'est d'abord une fréquentation. C'est d'abord une nourriture. Transmission constante puisque les musiciens ont été souvent les professeurs de ceux qui les remplaceront. Risque de figer les choses, de les scléroser? Tout dépendra sans doute du chef, de la manière dont il manoeuvre, dont il persuade plus qu'il n'impose. Dont il n'est pas dévoré par ce corps si puissant qui en viendra à le respecter au point de donner le meilleur -et le meilleur des Wiener, c'est vraiment, vraiment, le meilleur! On avait souvenir d'un 3e concerto pour piano passablement ennuyeux (chronique du 28 avril 2018) sous la direction d'un jeune chef sans charisme. Rien à craindre avec Andris Nelsons: le colosse letton, aux allures de pope (barbe noire comprise) alterne les gestes de bûcheron, de danseur et de marionnettiste, aussi souple de gestuelle qu'élégant à regarder.

Les symphonies 1, 2, 3. La 1 et la 2 moins connues, ce qu'un jeune homme transforme auprès de sa copine en: "Elles sont beaucoup moins intéressantes". La suite, évidemment, le démentira. Car il est rare, en plus, de les entendre à la suite, avec déjà celle qui les suit, la 3e, l' Eroica et son aura de premier chef-d'oeuvre. Les deux autres le sont-elles aussi? Oui, si elles étaient d'un contemporain de Beethoven. Mais de Beethoven il y a forcément mieux. Il n'empêche...

Notre ami Beethoven, lui, était pianiste C) Volkmar Heinz/dpa-Zentralbild/ZB

La première symphonie

De la 1e résonne ce coup de tonnerre dissonant, deux notes-deux notes, presque un "J'arrive" -ou un "J'investis la forteresse-musique jusqu'à la fin des temps". Et c'est aussi la signature de l'orchestre: la grandeur initiale, la fougue. Une force qui va. Mais l'écriture, et donc l'échange, est palpable: l'assise, la puissance aux cordes (et quelles cordes! Un moteur de race emballé, un ensemble qui sonne UN. Implacable, sûr de lui). Nelsons s'appuie sur cette assise, met en scène la légèreté des bois qui, par petites touches, colorent la masse triomphante des cordes, avant que les trompettes ne les consacrent.

Mouvement lent d'une implacable avancée, entre cordes d'abord. Un adagio limpide, pris assez vite. Scherzo, finale, de la même eau. Beethoven installe un style, une construction. A-t-il en tête, si Dieu le veut (et Dieu le voudra) qu'il bâtit un monument sonore? Les cordes, les petites couleurs des vents, en un balancement pas si inégal, puisque chaque pupitre a sa raison.

La deuxième symphonie

Huit minutes de plus que la 1e. Cela ne veut rien dire. Mais si: cet immense et magnifique mouvement lent (le 2e) avec ce chant des cordes apollinien qui musarde, se transforme en valse ou en quadrille, si dansant et basculant dans une mélancolie soudaine. On avait senti dès le début de cette 2e symphonie l'évolution: le groupe des vents plus présent, les cordes plus sereines, le dialogue qui s'installe et non plus les uns colorant les autres. Flûte, cor, trompette. Beauté incroyable des instruments. Et toujours ce sentiment (comme avec le Philharmonique de Berlin) d'un unique corps qui respire mais où les petits soli mettent leur patte, leur présence.

L'autre soir, à Paris, aux saluts C) Bertrand Renard, France Info Culture

La fin du mouvement lent se dénoue en multiples bras comme un delta sonore. Scherzo moins abouti (du point de vue de l'écriture), effets de notes qui se répondent mais difficiles rythmiquement. Finale à vive allure, cordes qui réussissent à être tout à la fois fulgurantes et limpides. Le jeune homme a tort, définitivement.

A quoi sert Andris Nelsons?

A être chef. Soigner les crescendos, équilibrer les pupitres, faire que la force des cordes n'écrase pas tout mais préserver leur exceptionnelle puissance. Donner une identité au chant, veiller à la pulsation de l'oeuvre. Faire briller comme il se doit la beauté sonore du projet.

La troisième symphonie

Où l'on attend qu'elle soit le couronnement de la soirée, comme si les deux autres l'introduisaient. Surprise: cet Allegro initial, presque chambriste (mais le premier crescendo est respecté!) ne se pousse pas du col, les cordes ne sombrent pas dans le romantisme du vibrato, on revient presque en arrière, une sage symphonie classique! Mais avec une attention aux ruptures - des notes cornières comme il y a des poteaux corniers.

"Leur" salle viennoise du Musikverein! C) Roman Zach-Kiesling/APA-PictureDesk / AFP

Et voilà la Marcia funebre: le moment le plus étonnant de la soirée. Prise lentement, avec un étrange grondement des contrebasses comme on l'entend rarement. Lent, insoutenablement lent -comme l'est la mort. Ce n'est pas une marche, c'est un chant funèbre; et le hautbois arrive là comme le cri d'un corbeau au-dessus des tombes. Terrible et sinistre. La marche vient ensuite, quand le tempo change. Et la fugue des cordes prend des accents d'abîme, avec une violence extraordinaire. A la fin de cette marche, on est passé de l'autre côté du pont, quand les fantômes viennent à notre rencontre.

Après cela, le scherzo passe, comme du Haydn que Beethoven revisiterait.

Le finale est dans la ligne de la marche funèbre. Conduit en un immense crescendo où éclate encore plus la beauté sonore de l'orchestre, et -justement- ces deux cents ans de pratique beethovénienne qui sont là, dans la moindre note jouée, dans la mémoire de chaque bras, de chaque archet, de chaque anche, de chaque souffle. La fin est si glorieuse qu'on croit voir Beethoven déchirant sa dédicace à Napoléon et lui faisant un bras d'honneur.

Et Nelsons, au Nouvel An, dirigeant le public
C) Roman Zach-Kiesling/APA-PictureDesk / AFP

L'appel de la forêt

Entre-temps on a compris ce que nous disent Nelsons et les musiciens: ne vous arrêtez pas à cette soirée. La 3e symphonie n'est pas un temple grec dont les deux premières constitueraient le pronaos. La 3e, aussi géniale soit-elle, n'est que la 3e, et il y en a six autres derrière. Nous, nous explorons la forêt sonore que Beethoven a fait grandir, et nous n'en sommes qu'à la première clairière. Attendez la suite. Cela fait 168 ans que nous en explorons les sentes et elles nous surprennent encore...

Beethoven: symphonies n° 1 opus 21, 2 opus 36, 3 opus 55 "Eroica". Orchestre philharmonique de Vienne, direction Andris Nelsons. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 25 février.

Le deuxième concert (Symphonies n° 4 et 5) a eu lieu ce mercredi 26. Les deux derniers seront donnés vendredi 28 (Symphonies n° 6 "Pastorale" et 7) et samedi 29 (Symphonie n° 8 et 9 "avec choeur"), les deux soirs à 20 heures, dans le même lieu.

Quant à ce soir jeudi, c'est l'opéra Fidelio (à 19 heures 30). Pas par les Wiener mais par les Suédois, dont l'intense Nina Stemme en Leonore.