Liszt, Beethoven et Haydn en Lituanie, sous l'autorité de Napoléon

Muza Rubackyte (au centre) et le quatuor Mettis D.R.

C'était un joli concert l'autre jour dans le cadre élégant du salon d'honneur de l'hôtel des Invalides, sous le grand portrait en pied de Louis XIV qui faisait écho à l'ombre d'un autre géant, Napoléon. Compositeurs de son temps (Haydn ou Beethoven), qui sont nés quand il dirigeait l'Europe (Liszt). Ou de terres qu'il a pu conquérir, si souvent passées en diverses mains -la Lituanie...

Napoléon stratège

L'exposition "Histoire du soldat" nous avait déjà promenés dans de belles découvertes à tonalité militaire. Celle sur "Napoléon stratège" propose un corpus de concerts ou de concerts-lectures encore plus riches qui se prolongera jusqu'à l'été. Mais voici que celui de l'autre jour rajoutait une célébration supplémentaire, le centenaire de la création de l'état lituanien, en présence de l'ambassadeur en France...

Les tragédies lituaniennes

Des musiciens de Lituanie nous faisaient donc entendre de grands noms d'Europe, d'un temps où il y avait une Europe... napoléonienne. A l'époque la Lituanie, longtemps polonaise, était passée sous l'autorité de la Russie, ainsi que ses deux voisines baltes. L'indépendance des trois états (Estonie, Lettonie), acquise en 1918 après la chute du tsarisme, sera balayée en 1939, dans une purge barbare de la part des autorités soviétiques qui sera suivie par une autre purge barbare des nazis, et d'une troisième de nouveau soviétique, au point que quand les Baltes parlent aujourd'hui de l' "époque de l'occupation", elle réunit le temps d'Hitler et le temps de Staline...

Dans le vieux Vilnius C) Pierre Jacques, Hemis

Et des musiciens lituaniens

Le quatuor Mettis est heureusement trop jeune pour avoir connu ces horreurs. Ce sont quatre jeunes gens d'un beau talent qui nous donne en ouverture une "Polonaise- Adieu à la patrie" d'un certain Michal Oginski, mélodie d'une douce mélancolie à la manière de Chopin mais sans le valoir, et jouée sans excès de sentimentalisme. Le second thème est plutôt d'une mazurka, nous transportant du côté du bal d' "Eugène Oneguine". C'est agréable et, bien sûr, tout de suite oublié.

Le "Quatuor à cordes" de Mikalojus Ciurlonis est plus ambitieux. Ciurlonis, peintre et musicien, auteur d'une oeuvre énorme pendant les 36 ans de sa courte vie (il mourut en 1911), fait preuve d'un beau lyrisme concis (son quatuor fait un grand quart d'heure), avec une écriture où il s'applique à bien servir chaque instrument (violoncelle, puis premier violon soutenu par violon et alto, puis alto et second violon dans une belle mélodie reprise au violoncelle) On pense beaucoup à Dvorak ou Smetana, Ciurlonis sait qu'il est une école nationale à lui tout seul; mais qu'il est aussi d'une époque de bouleversement, nous faisant entendre en final une valse un peu dissonante.

Une version de chambre d'un concerto de Beethoven

Et entre en scène Muza Rubackyte. La pianiste est une star chez elle. Elle joue le plus beau des concertos de Beethoven, le 4e, dans une version réduite à un quintette à cordes. Jean-Marc Luisada avait enregistré le 1er concerto de Chopin, Alfred Brendel le 12e de Mozart dans cette configuration. Il faut réussir à donner l'illusion d'un concerto dans ce qui n'est qu'un sextuor et Rubackyte s'y emploie.

La cathédrale de Vilnius et son beffroi C) Daniel Kalker, DPA

Son Fazioli manque de profondeur pour cette oeuvre-là mais elle s'en débrouille, menant son monde avec autorité, on sent que c'est elle la chef d'orchestre même si Kostas Tumosa, le premier violon, a l'oeil sur son petit groupe, dont une jeune altiste, Santa Vizine) Cette version chambriste permet de mettre en relief les beaux changements rythmiques, parfois périlleux, la prodigieuse fluidité et l'intense poésie de ce concerto où Rubackyte met une fougue vraiment... beethovénienne (et parfois même napoléonienne) mais très peu de brutalité. Le mouvement lent offre un juste contraste entre un piano sans rubato, aux notes courtes, un peu sèches même, et la douceur nocturne des cordes. Dans le rondo, notre premier violon, qui a la partie aiguë, a cependant un peu de mal avec la justesse...

Napoléon, mélomane protecteur

Napoléon, avait-on appris, était passé rapidement à Vilnius en juillet 1812 avant d'assiéger Moscou. Le retour sera plus fulgurant encore, quand il fila vers Paris pour tuer dans l'oeuf la conspiration du général Malet. Le reste de l'armée, s'arrêtant un peu plus longtemps, sous l'autorité de Ney, à Vilnius et Kaunas, connaîtra, on le sait un pitoyable destin dans la plaine russe enneigée...

Napoléon qui, tout autodidacte qu'il fut, était un grand mélomane avec de vraies compétences musicologiques. Etant à Vienne avec ses armées, il avait fait placer devant la porte de Haydn, pour qui il avait une admiration sans borne, deux soldats au cas où quelque soudard ait eu l'idée de rendre une visite de mauvaise intention au compositeur.

Le quatuor Mettis et Santa Vizine, M. Rubackyte derrière D.R.

Le chant de l'alouette en quatuor

Les Mettis nous offrent le quatuor "L'alouette" qui commence sur un joli et simple thème en forme de comptine avant que cette légèreté se voile de nuages. Le mouvement lent, un peu triste, gracieux, est joué sur la pointe des pieds avec beaucoup d'élégance. Il y a, à certain moment, des mélodies parallèles qui s'entrelacent, effet très réussi. Une danse allemande suit, avec contre-mélodie. Puis, en final, un mouvement perpétuel qui grandit, grossit, prend du corps. Nos musiciens, encore un peu tendres, sont déjà dans une belle écoute mutuelle, la proximité que l'on a avec eux nous fait participer à leur jeu de regards, à leur attention à l'autre...

La pianiste, telle une Amazone...

Rubackyte revient. Un de ses compositeurs favoris est Liszt, dont elle a enregistré les "Années de pélerinage" Elle nous offre "Malédiction", partition peu jouée en forme de concerto pour piano et cordes. Le gigantesque contrebassiste Donatas Bagurskas, qui ressemble à un prophète des forêts, a rejoint les Mettis. C'est du pur Liszt, grands accords à la "Mephisto Valse", rythme de rhapsodie hongroise, piano parcouru dans tous les sens par une Rubackyte qui s'en donne à coeur joie: avec sa crinière rousse et sa robe en faille anthracite, on dirait qu'elle cravache ses musiciens, chevauchant le tabouret du piano telle une Amazone avec un plaisir farouche. C'est assez étonnant, très agréable à entendre (si on aime Liszt, ce qui est mon cas), les cordes plus retenues pour équilibrer l'oeuvre; la pianiste chantonne, dompte son cheval ou lui lâche la bride, le tabouret ressemble de plus en plus à une selle pendant la dernière dégringolade chromatique...

Toujours le vieux Vilnius C) Franck Guiziou, Hemis

Une valse triste sous la neige

On aura droit enfin à un "bis" pas du tout napoléonien mais de cousinage géographique: la "Valse triste" de Sibelius. On est un soir d'hiver dans un vieux palace d'Helsinki, la neige est si lourde dans les rues que les lustres de cristal ont des tressautements de lumière à cause du poids des flocons sur les fils électriques. un couple danse, habillé comme à l'époque de l'indépendance, un couple peut-être fantôme, de ceux qui ont  disparu dans les prisons de Staline.

Une valse jouée avec une acuité lasse. Nous laissant sur la nostalgie de ces terres lointaines qui sont désormais liées à nous, plus sûrement, souhaitons-le, qu'au temps de Napoléon.

Concert de Muza Rubackyte, piano, Quatuor Mettis, Santa Vizine, alto, Donatas Bagurskas, contrebasse: Oginski (Polonaise "Adieu à la patrie"), Ciurlonis (Quatuor à cordes en ut mineur), Beethoven (Concerto n° 4, version pour piano et quintette à cordes), Haydn (Quatuor à cordes opus 64 n°5 "L'Alouette") Liszt ("Malédiction" pour piano et cordes) Salon d'honneur de l'hôtel des Invalides le 14 mai