L'Opéra-Comique poursuit dans son ADN: après Auber, Hérold ou Rossini, voici Boïeldieu et sa Dame blanche qui fut, en 1825, un incroyable triomphe... qu'on a, aujourd'hui, un peu de mal à comprendre: est-ce la faute du compositeur ou de la mise en scène?
Châteaux hantés, sombres histoires de famille
On a donc eu Le comte Ory, Le Pré-aux-clercs, Le domino noir. Et voici le blanc de cette Dame blanche que le prolixe Scribe a adaptée soigneusement d'un roman de Walter Scott, l'auteur d'Ivanhoé. On était en plein retour au Moyen Âge, style troubadour et romans gothiques, châteaux hantés, complots, duels et sombres histoires de famille... La dame blanche se situant au XVIIIe siècle, quand l'Ecosse fit une dernière tentative désespérée pour se délivrer du joug de l'Angleterre.
Mais cela n'apparaît pas dans cette histoire compliquée où un soldat démobilisé, Georges Brown, arrive chez de riches paysans, Dickson et sa femme Jenny, et accepte d'être le parrain de leur fils. Brown a oublié ses origines, il se revoit vaguement élevé par une nounou qui lui chantait des airs écossais. Apprendre que le pays est hanté ne lui fait pas peur: hanté par la Dame Blanche qui erre dans la campagne et autour du château d'Avenel dont on aperçoit les sombres tours. La famille d'Avenel s'est réfugiée en France, où le comte d'Avenel viendrait de mourir.
Les amoureux se retrouvent à l'issue d'un spectacle long
Le château est en vente, convoité par le méchant intendant Gaveston qui veut aussi récupérer le titre de comte. Y vit encore la vieille nourrice Marguerite, perdue dans ses souvenirs, et vient d'arriver la jeune Anna, pauvre orpheline qui fut élevée avec Julien d'Avenel, et dont Gaveston est désormais le tuteur. Elle recherche Julien et soupire après lui. C'est elle qui aura l'idée de se transformer en Dame Blanche. Et si vous n'avez pas encore compris que Julien et Georges sont le même homme et qu'il récupérera son bien grâce à celle qui l'aime et qui confondra l'infâme et ombrageux Galveston... sans parler de quelques intrigues secondaires qu'on n'a pas toujours très bien saisies! La dame blanche est un spectacle long.
Triomphale Dame Blanche, même auprès des confrères
Dont on a peine à comprendre qu'il se place en numéro 4 dans les productions triomphales de l'Opéra-Comique (après Carmen, Manon de Massenet, Mignon d'Ambroise Thomas: avec cette production, La dame blanche atteindra les 1700 représentations!) Et encore, si La dame blanche n'avait été qu'un succès public! Mais tous les compositeurs se sont enthousiasmés: Auber, Weber, Rossini. Même Wagner ("Une oeuvre tout à fait unique"), même Debussy ("charmant opéra-comique de vraie tradition française") et pourtant ces deux-là avaient la dent féroce. Seul Berlioz est joliment ironique: "On n'a pas le droit de dire au directeur de théâtre de La dame blanche: "Pourquoi jouez-vous toujours La dame Blanche?" car celui-ci ne manquerait pas de répondre: "Je jouerai toujours La dame blanche tant qu'on fera de l'argent avec La dame blanche" Il a raison, et je crains fort que les gens lassés de La dame blanche n'aient tort"
Beaux ensembles, trop d'emprunts aux amis
Certes on paraîtra un peu sévère avec ce bon Boïeldieu dont la musique n'est pas désagréable, et qui trousse en particulier avec feu et talent des ensembles (la longue scène des enchères à la fin de l'acte II) où se mêlent en rythmes décalés solistes et choeurs. Ainsi aussi du trio Georges-Dickson-Jenny, Grand Dieu, que viens-je donc d'entendre?, habile, agréable, construit comme un canon.
Mais pour le reste, si c'est bien écrit, cela n'est jamais très original. On s'étonne même de différents emprunts sans qu'on sache si Boïeldieu en était conscient: à Weber (l'air de Georges, Viens, gentille dame, commence par les cors du Freischütz), à Grétry (le choeur Chantez, joyeux ménestrel, rappelle l'emprunt voulu de Tchaïkovsky à Grétry dans La dame de pique), à Rossini enfin (les fameux crescendos accélérés typiques de l'Italien qu'on retrouve dès l'ouverture de La dame blanche). Ce Rossini qui vit à l'hôtel, comme Boïeldieu qui l'admire infiniment, quoique son aîné de 17 ans. Plus curieux encore, c'est le même hôtel où ils ont pris pension, Boïeldieu à l'étage au-dessus, ce qui lui fait dire à Rossini: "Je ne suis jamais au-dessus de vous que quand je vais me coucher")
Philippe Talbot, joyeux héros
On ne comprend pas non plus très bien pourquoi Boïeldieu, assez "soft" dans le premier acte, se met à multiplier brusquement les airs à vocalises à partir du 2e, des vocalises de plus en plus nombreuses dans des situations qui ne le méritent pas! Bravo donc aux chanteurs de s'en sortir, et d'abord à Philippe Talbot, qui assume bien, malgré un défaut de projection, son statut de "ténor di grazia", avec des (hyper) aigus soyeux et une jolie ligne de chant. Son Georges Brown est un bon garçon heureux, amoureux, sympathique, qui entonne même un Ah! quel plaisir d'être soldat!, fameux tube mais qui résonne aujourd'hui étrangement.
Yann Beuron (affublé d'une étrange barbiche rousse), Sophie Marin-Degor: paysans de luxe. Sonore et beau de timbre Jérôme Boutillier, sans doute pas assez noir en Galveston. Ce qu'est (de voix) Yoann Dubruque, son complice. On aime aussi les couleurs étranges d'Aude Extrémo, Marguerite qui ressemble... à La dame blanche; mais son grand air devant son rouet ne vaut pas celui de Schubert.
Une mise en scène chargée, sans rythme
On est resté perplexe aussi face à la mise en scène de Pauline Bureau, aux décors trop chargés, oscillant entre carton-pâte et dessins romantiques au fusain (c'eût été une idée à creuser), sans qu'on sache à quel degré l'on se trouve: premier ou second, ces costumes disparates, ces lumières qui donnent mauvais teint, ce manque d'humour, cette absence de rythme trop souvent? Dialogues (comme tout "opéra comique" La dame blanche a des passages parlés) interminables par manque d'intensité, entrées des choeurs laborieuses, où chacun va se planter à sa marque comme un poteau de bois et ne cherche jamais à "jouer" la situation, à un point où cela en devient exaspérant.
La découverte Elsa Benoit... et un bon chef
Heureusement il y a un rayon de lumière, qui s'appelle Elsa Benoit, en Anna. La jeune chanteuse, qui a surtout commencé sa carrière à l'étranger, est doué d'un fort joli timbre, aérien et radieux, qui se fatigue cependant sur les vocalises du Enfin, je vous revois, séjour de mon enfance! Bonne comédienne aussi, elle est le point fort de cette Dame blanche avec Philippe Talbot et avec le jeune chef Julien Leroy, qui ne relâche jamais ni sa baguette ni son énergie, à la tête d'un orchestre national d'Île-de-France honnête et homogène mais qui, à aucun moment et sur aucun pupitre, ne nous transporte. Bon résumé de la soirée.
La dame blanche de François-Adrien Boïeldieu, mise en scène de Pauline Bureau, direction musicale de Julien Leroy. Opéra-Comique, Paris, les 22, 24, 26, 28 février à 20 heures, 1er mars à 15 heures.