Folle Journée de Nantes 2020: comment faire fuir les auditeurs de Beethoven en 5 leçons!

Le Lieu Unique à Nantes où eut lieu le concert de Links C) B. Renard

C'est l'exploit du groupe Links: deux frères (Laurent et Rémi Durupt) aux synthétiseur, piano et percussion, un autre percussionniste (en embuscade), une pianiste (Trami Nguyen), une altiste (Elodie Gaudet) et un musicien à l'électronique. Résultat: une cinquantaine de spectateurs ont fichu le camp, d'autres attendaient que ça passe en regardant leurs SMS. Heureusement cela durait 40 minutes. Cela aurait duré trois heures, les 500 spectateurs étaient partis.

Beethoven allumé, excité peut-être

Cela s'appelle "Beethoven, switched on"

On entre dans la salle, les musiciens sont déjà installés, devant la console ou le clavier, immobiles, forcément, façon robot. Aucune émotion surtout. On se place, il y a des bruits électroniques, l'altiste tire de son instrument des sons désaccordés ou feulants. Tout le monde est assis mais cela dure, cela dure. Pénombre et alto qui gémit lentement. Première leçon. C'est de Sébastien Roux, le musicien électronique, The adagio piece. Très adagio. On cherche Beethoven.

Nos amis de Links devant un joli rectangle bleu C) Bertrand Renard

Pianiste dyslexique des doigts

Laurent Durupt se met au piano. Il commence La lettre à Elise, plutôt bien. Au bout de trois mesures il n'arrive pas à passer l'obstacle d'un accord. Le retente. Le retente. C'est comme si un mur se faisait devant lui, ou dans sa tête. La schizophrénie du piano. Il essaie une autre oeuvre. Plus virtuose. La sonate Pathétique, mettons. Un obstacle de même nature, qui le transforme en pianiste dyslexique des doigts. Un autre morceau plus virtuose encore. Même chose, même crise. Pour nous, une agaçothérapie en direct. Cela s'appelle, de Daniel Moreira, Rythmic Study 4 - Ludvan ven Beethovig. C'est assez drôle. Mais au dixième degré.

Wendy Carlos, la pionnière

On entend l' Hymne à la joie  (nos amis sont toujours immobiles) par un vieux synthétiseur, avec au-dessus de nous une boule à facette qui tourne et fait mal aux yeux; c'est A la manière de Wendy Carlos. Je me souviens: c'était une pionnière des musiques électroniques qui avait fait un tube avec la 40e symphonie de Mozart. Et le thème (Beethoven) d' Orange mécanique, c'était elle aussi. Et même, je crois, le guilleret Rossini remixé sur la scène de violence. Mais plus personne ne s'en souvient. Même mon voisin, qui a mon âge et murmure: "C'est pas drôle"... Troisième leçon.

Les premiers partent.

La Clair de lune et la barre de mesure

Quatrième leçon. D'Isaac Schankler, "The moonlight sonata but the bass is a bar late and the melody is a bar early (la sonate au Clair de lune mais la main gauche a une mesure de retard et la main droite une d'avance)" Trami Nguyen commence la Sonate au Clair de lune mais il arrive ce qu'indique le titre et c'est évidemment très dissonant mais la pianiste continue à jouer, imperturbable.

Nos amis de Links devant un joli rectangle rose, avec du violet C) Bertrand Renard, France Info Culture

Avec mes petits doigts courts, l'apprenti-pianiste pré-pubère que j'étais a mis à son unique répertoire ce mouvement (avant d'abandonner le piano) C'est dire que l'expérience m'a beaucoup amusé, parce que je connais très bien l'oeuvre, à la note près. Pour ceux qui ne la connaissent pas aussi intimement (les 499 autres), même s'il y a quelque chose de pince-sans-rire dans le jeu de Nguyen, c'est le titre qui est le plus amusant (sauf qu'il est en anglais)

D'autres spectateurs s'en vont, en faisant du bruit.

De Stockhaüsen et de la guerre

Cinquième leçon, Kurzwellen mit Beethoven (Courtes vagues avec Beethoven). Electronique brutale, sifflements, feulements, piano martelé, alto miaulant encore mais comme asphyxié. D'une vieille radio nous parviennent (croit-on reconnaître) quelques notes de l'Hymne à la joie. Une spectatrice dit: "On dirait une radio de la guerre" Elle a raison, mais cela ne dit rien aux plus jeunes. Cela dure longtemps. C'est du Stockhaüsen, avec des sons bidouillés, sans doute pour mettre en cause l'utilisation de Beethoven par les nazis, ou plutôt le fait d'avoir mis Beethoven à toutes les sauces car, heureusement, il n'y a aucun texte à lui reprocher, comme à un Wagner. Et les textes de l' Hymne à la Joie ou de l'opéra Fidelio sont des odes à la liberté et à la fraternité. Mais les symphonies de Beethoven étaient jouées jusqu'à plus soif par tous les orchestres allemands.

Un voyage dans l'espace 

Les gens continuent à partir. Ou s'agitent. Deux petites filles, devant moi, ne comprennent rien. Il faut dire que la moitié de la salle n'a pas de programme (énorme problème, énorme scandale, de cette Folle Journée) et ne sait pas ce qu'elle écoute. Un jeune homme, apaisé, près de moi: "C'est bien, j'étais comme dans un voyage dans l'espace, très loin" Je pense: "Avec le nazisme?" Sa copine: "Mais qu'est-ce que t'as fumé? C'est bizarre parce que, d'habitude, c'est moi qui fume"

Et il pleuvait toujours sur Nantes, chère Barbara C) Bertrand Renard

Un voyage dans les cris

Radio toujours déréglée, son venu d'un souterrain, avant un bombardement façon jeu vidéo. L'altiste joue très bien de son instrument très mal (ou très mal de son instrument très bien) Le percussionniste gonfle un ballon bleu. Sans réussir. Mes voisins commentent leurs mails. On sort encore. Pas les deux petites. C'est leur papa qui est parti dans l'espace.

Ben voilà. Le noir se fait. Silence et ombre. Applaudissements et cris.

Je me dis: "Mon premier scandale nantais, c'est rigolo!"

Et donc il restait des gens.

Beethoven, Switched on, par l'ensemble Links, Folle Journée de Nantes le 1er février