A l'Opéra-Bastille c'est la suite du cycle russe instauré par Stéphane Lissner -un opéra de ce pays par an, souhaitons au passage que son successeur prolonge cette belle idée!- avec Le prince Igor: l'opéra de Borodine, dont on ne connait guère que les très fameuses Danses Polovtsiennes, bénéficie d'une belle distribution et voit les débuts à i'Opéra de Paris du metteur en scène australien Barrie Kosky. Une mise en scène assez mal accueillie!
Le prince Igor, un looser
Le prince Igor est l'histoire d'un looser; inspirée à Borodine par une fameuse chanson de geste, elle conte l'histoire d'Igor, prince de Novgorod (alors Poutivl), qui va guerroyer contre le peuple polovtsien, venu des steppes orientales. Igor et son fils sont fait prisonniers pendant que Poutivl est mis en coupe réglée par Galitski, le beau-frère d'Igor, un soudard débauché. Igor s'évade, grâce à un Polovtsien, Ovlour, retrouve sa ville dévastée, son peuple l'acclame, mais il traînera toute sa vie l'idée qu'il a failli à protéger celui-ci.
Un opéra inachevé
Borodine laissera son opéra inachevé après y avoir travaillé dix-huit ans. C'est l'éternel ami, Rimsky-Korsakov qui, avec Glazounov, mettra de l'ordre dans les notes, recréera une trame cohérente, et l'opéra sera donné enfin en 1890 à Saint-Pétersbourg, trois ans après la mort du compositeur. On ne le verra pas beaucoup depuis, et jamais, semble-t-il, à l'Opéra de Paris. Or on ne peut s'empêcher de penser évidemment à Boris Godounov, parce que Borodine et Moussorgsky étaient amis eux aussi, parce que Rimsky-Korsakov fit le même travail sur chacun de leurs opéras, parce que tous deux nous racontent l'histoire d'un homme de pouvoir qui doute de lui-même, avec la même importance donné au peuple et d'autres personnages qui paraissent cousins.
Une magnifique musique parfois orientalisante
La musique de Borodine n'a sans doute pas, elle, l'étrangeté géniale de celle de Moussorgsky mais elle est pourtant superbe, airs magnifiques, choeurs somptueux. Borodine a eu la très belle intuition de puiser dans le vieux fond des mélodies russes (sans les utiliser autant qu'un Tchaïkovsky) pour les scènes de Poutivl et d'aller chercher des mélopées orientalisantes à souhait (dont les Danses polovtsiennes) quand on est chez le peuple dirigé par le méchant khan Kontchak.
Cela commence bien: dans une cathédrale slave stylisée, toute d'or et d'argent (très beau décor), Igor, sur son trône, va partir à la guerre, recevant l'hommage du peuple et des boyards. Soudain une éclipse, signe de mauvais présage. Barrie Kosky a une belle idée: Igor, devant nous, pendant ce temps, se tord de douleur, une ancienne blessure s'est rouverte, le couvrant de sang. C'est le prologue.
Un rendu contemporain de la guerre
L'acte I nous verra chez le prince Galitski, qui a pris le pouvoir avec son armée, très "on va combattre au Donbass ces odieux Ukrainiens" (tenue comprise), et avec sa garde rapprochée, en slip de bain, très homo-érotique, faisant un concours de "celui qui a la plus grosse". Musculature (que croyiez-vous?) On est dans une villa lambda (même pas nouveau riche), il y a une piscine, un cochon entier que l'on fait rôtir. On imagine bien tous les petits chefs de guerre de toutes les guerres de ce siècle, c'est assez cohérent, y compris les violences faites aux femmes, méprisées, violées, battues, à l'exception de Iaroslavna, épouse d'Igor et soeur de Galitski, qui s'élève dignement contre les soudards. L'arrivée de l'ennemi mettra tout ce monde d'accord, sous l'oeil de deux déserteurs, Skoula et Iérochka, qui se sont ralliés à Galitski (on doit à Skoula la seule phrase comique du livret: On s'en sort toujours en Russie si l'on est malin et buveur)
Cave de tortionnaires et portion de route
C'est après que cela se gâte: dans un décor très laid (style cave de tortionnaires) on ne distingue plus qui est qui, les prisonniers russes et les jeunes filles polovtsiennes, tout le monde habillé d'une manière informe avec traces de violence sur le corps, pendant que la fille du khan clame son amour à Vladimir, le fils d'Igor, qui le lui rend bien. C'est là que la construction de l'opéra faiblit, avec cette histoire simplette et hors sujet, vite remplacée par la confrontation de Kontchak et Igor, le Polovtsien disant son respect pour le prince russe. Surgit Ovlour (Vassili Efimov, qui a tout de l' Idiot de Dostoïevski), qui propose une évasion à Igor. Le dernier acte (l'un a été supprimé, l'opéra aurait duré quatre heures!) se fait sur une portion de route (murmures divers à Bastille!) où se fait l'exil de Iaroslavna, ses retrouvailles avec Igor, le peuple qui arrive, avant une intelligente idée finale de Kosky, mais si mal amenée qu'elle en perd toute sa force.
Des chanteurs livrés à eux-mêmes
Que reprochera-t-on à Barrie Kosky? Pas forcément la laideur des tenues (on se dit qu'il y a désormais à l'Opéra un fonds de costumes hideux "spécial peuple" dans lequel, de Simon Boccanegra aux Troyens puisent de plus en plus souvent les metteurs en scène). Les Danses polovtsiennes, elles, sont indigentes, chorégraphie (d'Otto Pichler) mal fichue, à contre-rythme, pauvrement dansée, avec des relents de hip-hop qu'on vient déjà de voir (en bien mieux) dans Les Indes galantes, et des étrangetés comme ces derviches tourneurs à têtes de poupées asiatiques! Une certaine énergie se dégage cependant du final.
Oui, que reprochera-t-on à Kosky? De ne pas essayer d'unifier une histoire qui se situe sur divers fronts (comme dans Boris Godounov le héros est absent plus d'un acte), de laisser les chanteurs livrés à eux-mêmes, les balançant au premier plan sur le ton du "débrouille-toi pour occuper l'espace". Quand on sort du Mozart monté par James Gray, la comparaison est cruelle. Le duo des amoureux se contente de "caressez-vous la figure l'un l'autre de toutes vos mains" et la beauté du chant compense à peine le ridicule des poses. Iaroslavna sanglote en tombant à genoux, Igor, dans sa détresse, se roule par terre, c'est un peu court. A cette aune la route du final s'impose non comme une idée forte mais comme une facilité paresseuse, et ressentie comme telle par le public.
Abdrazakov, digne et douloureux, remarquable Rachvelishvili
Heureusement, si l'oeil est de moins en moins satisfait, l'oreille ne l'est pas. Les deux déserteurs branquignolesques, le ténor Andreï Popov, la basse Adam Palka, sont très bien, laissant entendre que sous leur bonhomie ils pourraient être méchants. Autre concours de basse entre le Galitski de Dimitri Oulianov et le Kontchak de Dimitri Ivachenko, avantage au premier. En Vladimir Pavel Cernoch toujours impeccable et Irina Kopilova est une "jeune Polovtsienne" qui manque de projection.
Ildar Abdrazakov renouvelle sa performance de Boris Godounov. Malgré, toujours, ce vibrato sur les notes tenues, il impose la douleur existentielle d'Igor, comme dans l'air Pourquoi ne suis-je pas tombé au combat? où il se compare tristement aux glorieux princes qui l'ont précédé. Et la voix est là, puissante et sonore. Mais les triomphatrices sont les dames. En Kontchakovna de luxe (et livrée à elle-même) Anita Rachvelishvili nous régale de la force de son timbre de velours noir et de soie, la Géorgienne puisant sans doute dans ses racines un sens de l'orientalisme qui nous fascine.
La découverte Stikhina, le beau travail de Jordan
Mais la découverte (pour ceux qui ne l'auraient pas vu en "autre" Violetta en septembre, dans cette Traviata où triomphait Pretti Yende) sera Elena Stikhina, Iaroslavna magnifique de timbre, de beauté de la ligne vocale, de présence digne et humaine dans un rôle qui pourrait tourner au larmoyant, petite silhouette occupant la scène aussi bien en princesse qu'en exilée sur un bord de route. On n'a qu'une envie, la revoir le plus vite possible. Beau travail des choeurs, quand ils ont réglé leurs problème de décalage (dans la première partie). Et quand Philippe Jordan a fait de même, il se laisse aller à donner toute sa force et son élégance voluptueuse (sans jamais tomber dans le folklorisme) à cette musique qu'il aime et qu'il finit par défendre (avec les musiciens de l'Opéra) comme un vrai Russe...
Partagé au final, en cette soirée de première, entre l'ovation aux chanteurs et au chef et les huées à l'équipe de mise en scène, le public a trouvé la solution pour ne pas faire aux uns les compliments qu'il faisait aux autres: se lever et partir en tournant le dos pendant que les acteurs continuaient à saluer. Mauvaise manière sans doute mais résumé du dilemme où nous a plongé ce Prince Igor.
Le prince Igor d'Alexandre Borodine, mise en scène de Barrie Kosky, direction musicale de Philippe Jordan. Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 26 décembre.