Après avoir monté "Les damnés" à la Comédie-Française, le metteur en scène belge Ivo van Hove investit notre opéra national pour la première fois avec une autre oeuvre de pouvoir, le "Boris Godounov" de Moussorgsky, auquel il donne une dimension shakespearienne. Avec une distribution de BELLE qualité, sous l'autorité du chef Vladimir Jurowski.
Un opéra emblématique
Ce fut pendant très longtemps l'opéra russe le plus emblématique et qui satisfaisait notre vision de la Russie: un pouvoir cruel et autocrate sous les ors du Kremlin, un peuple fervent et accablé, peu éduqué et manipulable, une église de grande influence remplie de moines aux barbes épaisses. Clichés sans doute. Mais les clichés sont des vérités qu'on a figés dans la neige. En tout cas "Boris Godounov" sonnait beaucoup plus russe à nos oreilles que, par exemple, "Eugene Oneguine" (de cet occidentalisé de Tchaïkovsky) et son auteur, Modest Moussorgsky, participait de cette légende-là, avec sa tête d'ivrogne dostoïevskien, les doutes et les angoisses qui torturaient son génie.
Moussorgsky, ivrogne et génial
Si nous avons élargi notre vision, pas question non plus de rejeter "Boris Godounov", ce chef-d'oeuvre, qu'on ne voit finalement pas si souvent représenter. La production d'aujourd'hui répond au désir de Stéphane Lissner: un opéra russe par an. Se pose cependant à propos de "Boris" le problème de la version.
Moussorgsky, jusqu'à sa mort (d'alcoolisme en 1881), aura toujours douté de son oeuvre, de sa construction, de son équilibre. Cet autodidacte, né dans une famille aisée, officier d'abord puis, épileptique et sujet à des crises nerveuses, devenu gratte-papier pour gagner sa vie, déléguera toujours aux directeurs de théâtre "qui savent mieux que lui ce que veut le public" le soin de couper ici ou là dans son opéra...
Le crime originel de Boris
Lui-même, s'inspirant de Pouchkine et de quelques travaux d'historien, centrera d'abord, dans une première version, son oeuvre sur le tsar. Il faut donc parler de celui-ci, personnage bien réel, qui régna de 1598 à 1605 (le roi de France était Henri IV) La première scène nous montre le couronnement de Boris (le trône est vacant par absence d'héritiers directs) mais surtout le peuple russe qui impose aux boyards, les nobles terriens, d'élire ce Boris qu'ils respectent. Une deuxième scène nous montre un vieux moine, Pimène, raconter au moine novice Grigori qu'il écrit une histoire de la Russie qui se conclura par le crime originel de Boris: avoir fait assassiner un enfant, Dimitri, fils du précédent tsar; "Tiens, dit nonchalamment Pimène, le gamin aurait ton âge"
L'agitation intérieure d'une âme
Cela donne l'idée à Grigori (scène suivante) de se faire passer pour un Dimitri réchappé du massacre et d'aller lever des troupes en Lituanie pour marcher sur le Kremlin et renverser l'usurpateur. On revient au Kremlin où, pendant que le fils de Boris contemple sur un livre d'images les cités d'or de la Sainte Russie, Boris s'apprête à recevoir le boyard Chouiski, qui lui annonce la révolte du faux Dimitri. Une terrible famine a détourné le peuple de Boris, dont l'image du gamin ensanglanté le hante de plus en plus. Boris réussit à réunir le peuple et les boyards dans une alliance contre Dimitri -alliance ô combien fragile!- mais il meurt, victime, disait un chroniqueur du temps, de "l'agitation intérieure de son âme", dans les bras de son fils, le seul à ne pas l'avoir abandonné.
Une tragédie du pouvoir
C'est cette version-là qu'Ivo van Hove a adoptée; ce n'est pas la plus jouée. On lui préfère souvent celle que Moussorgsky conçut trois ans plus tard, où, préservant la structure de la version initiale, il rajoute un "acte polonais" qui voit Grigori-Dimitri tomber sous l'influence d'une princesse polonaise qui met sa fortune à son service, s'imaginant déjà tsarine; mais surtout il rajoute une scène après la mort de Boris, où le peuple acclame le faux Boris pendant qu'un personnage d'Innocent déplore les malheurs futurs de la Russie.
Ainsi dans un cas c'est une tragédie du pouvoir; dans l'autre c'est un peuple, avec ses peines, ses erreurs et ses espérances, qui lui survit, quelles que soient les luttes entre puissants. Ce n'est pas du tout la même perspective.
Des obsessions cohérentes avec l'oeuvre
Mais l'on comprend, si l'on connaît le travail d'Ivo van Hove, qui rappelle qu'il a monté toutes les pièces de Shakespeare ("sauf le roi Lear"), qu'il ait choisi la version ramassée, deux heures tendues où Boris, même quand il n'apparaît pas, est présent. La réussite du spectacle est bien dans ce que, pour une fois, un metteur en scène met devant nous ses obsessions (le pouvoir, qui dévore ceux qui le conquièrent comme la révolution dévore ses enfants) sans jamais tirer l'oeuvre vers ce qu'elle ne dit pas.
Boris, c'est Macbeth et Lady Macbeth à la fois
Avec fluidité, dans un décor nu en forme de boîte où un escalier venu de la terre monte vers un corridor noir -et Boris, poursuivi ou non par les fantômes ensanglantés, passera son temps à arpenter le tapis rouge qui l'orne, s'enfonçant ou se hissant, de toute façon, dans les ténèbres-, le travail de van Hove laisse Boris seul avec cette interrogation douloureuse: "six ans déjà que je règne en paix mais mon âme tourmentée ignore le bonheur". Boris, c'est Macbeth et Lady Macbeth à la fois, mais dans la résignation et le remords d'un crime que les puissances obscures (religieuses ou pas) ne lui pardonneront jamais.
La vidéo et un peu de confusion
Van Hove joue beaucoup de la vidéo pour nous montrer le peuple de près (gros plan sur les missels orthodoxes recouverts d'une Vierge à l'enfant), ou les images feuilletées par le fils de Boris. Pour une fois cette utilisation n'est pas gratuite. Elle aurait pu être poursuivie encore plus; de même que des changements de décor auraient rendu plus fluide la narration. Car, si l'on ne connait pas l'histoire de "Boris", on sera un peu surpris par les deux scène où il n'apparaît pas, quarante bonnes minutes, alors qu'on l'a à peine vu au début, le temps qu'il reçoive la couronne. Le fait de garder le même décor pour la scène du monastère ou, surtout, cette de l'auberge, quand Grigori va passer en Lituanie, rend l'histoire un peu confuse, avant que tout ce qui concerne le tsar et son peuple, seul sujet qui, visiblement, intéresse van Hove, ne retrouve sa force et sa puissance, dans un décor de plus en plus rouge sang.
Un Boris plein d'humanité
La distribution, très souvent russe, participe de la réussite de cette production. Le soir où nous étions, ce n'était pas Ildar Abdrazakov, qui assure dix représentations sur douze, mais Alexander Tsymbaliuk qui chantait Boris: une très belle découverte que ce jeune Ukrainien à la voix bien timbrée, aux aigus faciles (la tessiture de Boris est autant d'un baryton que d'une basse!), qui, peut-être, ne met pas dans le personnage une grandeur de tsar mais une humanité bouleversante, une tendresse de père, une douleur de condamné, comme si la première image de lui (où il pose sur sa tête une couronne plus grande qu'elle) résumait son destin.
Beaux rôles masculins, bons chanteurs
Le récit de Pimène est très bien conduit par l'Estonien Ain Anger, mais il manque de grandeur. Excellent (et inquiétant) Grigori du jeune Russe Dimitri Golovnine, magnifique Innocent de Vassili Efimov (c'est une scène surprenante où un innocent en guenilles, aux trois quarts nu, s'adresse à Boris en évoquant, tel Cassandre, les malheurs futurs du pays) Le Chouiski de Maxim Paster, si la voix est belle, manque de projection, en comparaison surtout de Golovnine mais Paster, avec son allure d'intellectuel apparatchik, compose un personnage hypocrite et venimeux à souhait.
Quant au Varlaam d'Evgueni Nikitine (dont la "chanson de Kazan et d'Ivan le Terrible" est un des tubes de l'oeuvre) la mise en scène, à ce moment, qui en fait un simple moine ivrogne, ne le sert pas. Dans les petits rôles on a remarqué le Mitioukha de Mikhaïl Timochenko, qui progresse d'opéra en opéra. Timochenko sera, dans dix ans, à n'en pas douter, un Boris...
Où sont les femmes?
Rôles féminins très annexes (d'où la princesse polonaise "inventée" par la suite) où l'on distingue la jolie Xenia (la fille du tsar qui pleure la mort de son fiancé) à qui Ruzan Mantashian donne de la fraîcheur malgré des aigus encore fragiles. Enfin on remarque l'étrange timbre d'Evdokia Malevskaïa, qui incarne le tsarévitch Fédor: on doute pendant tout le spectacle que ce soit une soprano ou un jeune garçon, d'autant que le costumier l'a affublée d'une marinière, comme celle que porte sur les photos le tsarévitch Alexis, fils de Nicolas II, dont Fédor connaîtra le même destin!
Être un peu plus "russe"?
Vladimir Jurowski dirige avec fougue et grandeur un orchestre qui s'est approprié cette musique magnifique, faite d'airs populaires, du souvenir des grands chants orthodoxes, avec des intuitions dans le soutien intimiste de certaines scènes, dans les fulgurances du couronnement (avec renfort de vraies cloches qui se substituent à la musique) et dans la nudité grandiose de la mort de Boris comme dans l'étrangeté harmonique de l'air de l'Innocent: Moussorgsky, oui, génial, et si particulier dans son écriture que son ami, Rimsky-Korsakov, croyant bien faire, gommera ce qu'il pensait être des "maladresses" ou des "bizarreries".
On reprochera cependant un peu à nos musiciens de chercher le beau son au détriment du tranchant, de l'âpreté, des couleurs violentes que savaient y donner les orchestres russes. Même réflexion à propos des choeurs souvent de haute qualité (le passage où le peuple demande du pain est admirablement réussi) mais qui devraient renforcer le mordant des attaques.
L'Histoire rattrape la fiction
Le vrai Boris a donc existé. Ce fut un bon tsar, qui créa des écoles, développa l'agriculture, avant la fatale famine. Le destin du faux Dimitri fut tragique, les boyards le firent assassiner après l'avoir prudemment soutenu. D'autres faux Dimitri se levèrent dans tout le pays, provoquant cette période de troubles et de malheurs que prédit l'Innocent dans l'opéra. Il fallut huit ans pour que revînt le calme, et l'élection du premier des Romanov, le tsar Mikhaïl, dont la famille allait régner jusqu'à la Révolution.
La dernière image n'est pas dans Moussorgsky, elle est de Van Hove: la réalité brutale contamine l'opéra, elle est aussi terrible que scéniquement magnifique.
"Boris Godounov" de Modeste Moussorgsky, d'après Pouchkine et Karamzine, mise en scène d'Ivo van Hove, direction musicale de Vladimir Jurowski (et certains soirs Damian Iorio) Opéra Bastille, Paris, les 16, 19, 22, 26, 29 juin, 2, 6, 9 et 12 juillet. Attention, représentations à 20 heures, et sans entracte.
Ildar Abdrazakov assure toutes les représentations dans le rôle de Boris, sauf le 9 juillet où Alexander Tsymbaliuk reprend le rôle.
(N.B.Toutes les photos proposés par l'Opéra de Paris ont pour Boris Ildar Abdrazakov)