A l'Opéra-Bastille les "Indes galantes" hip-hop et peut-être futuristes de monsieur Rameau

L'apparition d'Hébé (Sabine Devieilhe) C) Little Shao, Opéra de Paris

Des "Indes galantes" très attendues, confiées au jeune metteur en scène Clément Cogitore et à la chorégraphe Bintou Dembélé, puisque l'oeuvre est un opéra-ballet. Et chantées par des voix superlatives: de quoi faire LE spectacle qui compte?

Standing ovation, chanteurs superlatifs

Il faut commencer par la fin: par cette standing ovation qui a accueilli ce soir de première danseurs et chanteurs mêlés venant saluer, au point de nous priver des dernières notes d'orchestre de l'oeuvre. Le chef ovationné lui aussi et, dans la foulée, le metteur en scène et son équipe, sans les sifflets qui les accueillent parfois.

Sabine Devieilhe chante "Viens, hymen" avec un danseur C) Little Shao

Et il faut poursuivre par ce que l'on a entendu durant ces trois heures et demie, qui fut un vrai bonheur. Huit chanteurs remarquables, la crème de la jeune génération française (avec la diction parfaite qui va avec, mention spéciale aux garçons) et une complicité vraie, car ils ont l'habitude de chanter ensemble, au point qu'on remarquait parfois entre eux, certaines "battles" (en toute amitié), contrepoint de celles défendues par les danseurs: qui lance le son le plus loin, du baryton Florian Sempey  ou du ténor Stanislas de Barbeyrac (désormais mûr pour les rôles wagnériens)? Qui tient le plus longtemps la note, de Sempey (qui s'amuse comme un petit fou, avec l'aisance du jeu en prime) ou de l'autre baryton, Alexandre Duhamel? Et la basse Edwin Crossley-Mercer, incroyable d'élégance, et le jeune Mathias Vidal, beau "ténor di grazia", malgré quelques difficultés avec le chant baroque? Quant aux filles excusez du peu: Julie Fuchs (toujours parfaite, y compris dans la réserve), Sabine Devieilhe (si émouvante dans l'air "Viens, hymen..." chanté à mi-voix), et la "petite dernière", Jodie Devos, rayonnante.

C) Little Shao, Opéra de Paris

Un chef qui subjugue dès l'ouverture

Et un chef, Leonardo Garcia Alarcon qui, déjà, nous subjugue dès l'ouverture, par sa manière de sculpter à mains nues le son de la moindre note, de soigner la moindre inflexion, de pousser son orchestre tout en restant ensuite attentif au chant, à la présence des solistes et des choeurs et à leur confort de sorte que les fameux décalages qu'on entend si souvent entre scène et fosse sont réduits ici au strict minimum. Et, malgré la difficulté pour l'excellent orchestre baroque "Cappella Mediterranea" d'habiter un vaisseau comme Bastille (un tel orchestre "sonne" bien moins sonore qu'un orchestre de maintenant), on entend Rameau, dans toute son inventivité, son génie parfois de précurseur (accents romantiques compris qui évoquent parfois Mendelssohn ou Smetana). Et le choeur (de chambre de Namur) y contribue aussi.

Julie Fuchs-Emilie C) Little Shao, Opéra de Paris

La "danse des sauvages" façon battle

Il faut commencer, et poursuivre donc, par la fin: ce magnifique moment, qui est aussi le plus célèbre de l'opéra, la "danse des sauvages" que Clément Cogitore avait filmée et conçue pour la "3e scène" de l'Opéra de Paris et qui avait attiré l'attention sur son travail. Avec l'aide de tous les danseurs, des choeurs, des chanteurs (Sempey et Devieilhe), c'est un moment de danse de rue façon "battle" d'une énergie, d'une rage, d'une force, admirables -il faut souligner aussi combien, en intégrant choristes et solistes à la chorégraphie, Dembélé et Cogitore parachèvent un vrai travail de groupe qui aurait pu se limiter à "chanteurs d'un côté, danseurs de l'autre". Danseurs venus de toutes les formes de danses de rue (hip-hop, voguing, Krump, Break Dance, etc), tous remarquables, au point qu'on regrette de ne les pas voir suffisamment (la chorégraphe Dembélé est parfois trop timide dans leur mise en présence)

Jodie Devos-Zaïre C) Little Shao, Opéra de Paris

Faire l'amour ou faire la guerre?

Mais évidemment il faut aussi conclure par ce que Rameau a à nous dire et ce que Cogitore en traduit. Car, avec les maladresses de son livret, le discours de l'oeuvre est aussi passionnant qu'étrange. Voici Hébé, déesse de la jeunesse, qui reçoit différents jeunes gens de France, d'Espagne, d'Angleterre et de Pologne pour les inviter à l'amour. Mais voici que la déesse de la guerre, Bellone, surgit peu après et les convainc à son tour... d'aller se battre. Hébé et le dieu Amour sont donc obligés d'aller chercher dans des civilisations lointaines (Turquie, Incas, Perse et Indiens d'Amérique) les histoires d'amour heureuses que les nations européennes ont abandonnées au profit de la boucherie des combats...

Alexandre Duhamel avec Sabine Devieilhe parmi les danseuses à perruque C) Little Shao

Des idées qui laissent perplexe

Certes les histoires en question sont contées de manière simplette. Mais voir traiter ainsi avec respect des pays lointains (malgré l'ambiguïté de l'histoire inca), dans cette France du XVIIIe siècle, était inédit et ne reviendra d'ailleurs pas de sitôt. Cogitore, dans les notes d'intention du programme, nous parle bien de l' "altérité", de cette présence de l'autre avec lequel notre monde désormais global a encore tant de problèmes. Mais qu'en fait-il sous nos yeux? On peine à le comprendre: passent devant nous quelques migrants échoués d'un bateau, des vilains policiers-soldats façon "Star Wars" ou "Starship Troopers", un trou qui symbolise un volcan, des liquidateurs façon Tchernobyl, un bras articulé, un manège où se pressent de joyeux parents avec leurs enfants, enfants ensorcelés par un joueur de flûte (baroque) comme dans le conte des Grimm, mais après qu'ils auront (très joliment) chanté l'air "L'éclat des roses les plus belles / Disparaît bientôt avec elles" -et là on est de plus en plus perplexe...

Florian Sempey et les danseurs C) Little Shao, Opéra de Paris

Vive la simplicité!

Bien évidemment aucun acte n'a son caractère propre. Cela évacue aussi tout le merveilleux d'une intrigue utopique: chaque acte vit sa vie sans réveiller les autres, dans un décousu où Cogitore n'amorce une idée que pour cesser de la suivre. Le meilleur moment étant le plus simple, la partie perse (transposée dans le quartier chaud d'Amsterdam) où, enlacés, Crossley-Mercer, Fuchs, Devos et Vidal, chantent l'exquis quatuor "Tendre Amour" avec une grâce mozartienne.

Comme si, là, Cogitore s'était confronté enfin à l'essentiel, la pâte humaine, au lieu de la disperser, danseurs compris, d'un siècle à l'autre, petit morceau par petit morceau. Tristement.

"Les Indes galantes" de Jean-Philippe Rameau, mise en scène de Clément Cogitore, direction musicale de Leonardo Garcia Alarcon. Opéra-Bastille, Paris jusqu'au 15 octobre.