Avec "Samstag aus Licht" la folie Stockhausen conduite par Maxime Pascal embrase la Cité de la Musique

La danse de la paupière gauche? C) Claire Gaby / J'adore ce que vous faites

"Samstag aus Licht" (Samedi de lumière) de Karlheinz Stockhausen fut l'événement de la fin juin: "opéra" fou, oeuvre folle et cependant très pure d'un trublion de la musique moderne, donnée en création française à la Cité de la Musique, sous l'autorité de Maxime Pascal, 25 ans après la première mondiale à la Scala de Milan. Grand moment... en images.

 

Mon camarade Lorenzo Ciavarini Azzi vous a donné (voir son article du 29 juin en page Opéra) un avant-goût en assistant aux répétitions. L'oeuvre complète dure trois heures et demie. Rappelons qu'il s'agit d'un cycle de sept opéras intitulés Licht (Lumière) chacun consacré à un jour de la semaine... à la manière de Stockhausen (1928-2007). Le cycle fut composé sur 25 ans, de 1978 à 2003, et les premières françaises nous arrivent un peu au compte-gouttes mais cela s'accélère. Donnerstag (jeudi) aus Licht fur créé à l'Opéra-Comique en novembre, sous l'autorité de Maxime Pascal, à qui les mânes du compositeur doivent une fière chandelle: c'est encore lui qui, à la Philharmonie 2 (ex-Cité de la Musique), était aux manettes du projet .

Avec au moins deux remarquables collaborateurs à la direction scénique et à la création visuelle, Damien Bigourdan et Nieto. Samstag aus Licht nous raconte donc la vie quotidienne de Lucifer, l'ange déchu (surtout pas le Diable!) qui s'ennuie et que des créatures essaient de distraire. Mais Lucifer est absent à soi-même, devant nous sans être là, acteur secondaire de sa propre vie. Stockhausen a puisé dans l'Idiot de Dostoïevski et ses personnages, Rogojine et le prince Mychkine, des analogies avec Lucifer et Michael, le "héros" de Donnerstag. Pour les autres opéras nous verrons bien.

(Sauf autre précision toutes les magnifiques photos sont de Claire Gaby / J'adore ce que vous faites)

Lucifer s'ennuie. Il vient d'écouter avec nous des fanfares d'introduction lancées des coursives, jouées par les cuivres du Balcon et de l'orchestre d'harmonie du Conservatoire Régional. Mais ces fanfares, quoique très bien sonores, agressives à souhait, proches parfois du cri, sont un peu longuettes. Donc il bâille. Il s'affaisse sur son grand fauteuil qui se répand sur le sol comme des pattes d'araignées de goudron liquide. Il a le poil noir, la barbe noire, une chemise noire dépoitraillée. Une voix noire, de basse (Damien Pass, très adéquat) dont il lance un sonore: "Alfons, Alfons, komm hier (Viens ici)"

Alfons (en allemand) entre. C'est Alphonse (en français) Cemin, l'excellent pianiste, collaborateur, souvent, de Maxime Pascal, et qui privilégie une carrière de brillant accompagnateur au rôle soliste où il triompherait. Le voici, salopette sur un torse nu, les cheveux blonds en pétard, les yeux faits au khol qui lui donnent un regard de hibou, les lèvres peintes en mauve, déchaîné sur son instrument comme un petit diablotin qui est là pour amuser son maître. Piano martelé, les mains frappant parfois la table, qui regarde vers Bartok, ou Debussy et Ravel dans des moments plus calmes, on a même cru reconnaître une citation du 3e concerto de Prokofiev. Stockhausen aimait cet instrument pour lequel il a beaucoup composé. On ne sait qu'admirer de Cemin, l'endurance (on ignorera s'il y a quelque chose d'improvisé) ou la capacité à être constamment son personnage (sourire sardonique, grimaces et, quand Lucifer le renvoie, mine hautaine et tentation de casser le piano). Sauf qu'à la fin de la séquence ... Lucifer s'ennuie toujours.

Alors (car il faut voir que Stockhausen a tout prévu, tout écrit), sur le piano recouvert de feutre, grosse masse qui ressemble à un chat tapi, entre la fameuse Kathinka, le chat, soit la flûtiste Claire Luquiens. Elle joue debout au milieu de petites lumières, c'est très beau, la flûte gambade, feule, miaule, trémousse des notes brèves, lance de longues mélopées. C'est assez hypnotique... pour ceux qui aiment la musique répétitive. Un peu long pour moi (comme l'était la partie piano) mais je comprendrai au final que dans ce genre d'oeuvre il faut accepter de lâcher prise, cela participe de l'immersion et, dans la mémoire qui s'y imprime d'une longue traînée, de la fascination.

Mais voici que surgissent au balcon, tout autour de nous, de surprenants personnages habillés de noir avec des bonnets de lumière, portant en breloques des percussions, cloches, gongs, triangle, voire des sons électroniques qui vibrent sur leur habit. Il y a aussi des chants d'oiseaux, une rumeur de forêt vierge, des formules mathématiques qui s'inscrivent sur ces silhouettes noires qui se déplacent lentement tels des hérons. Même si la musique est reprise, inlassablement, par la flûtiste (qui fait de la main quelquefois des gestes de refus), on bascule dans l'étrangeté absolue  des six sens mortels, chacun en symbolisant un, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher et la pensée. 

C'est alors que commence l'épisode le plus spectaculaire (chacun d'eux dure facilement la demi-heure) Le fond de la scène s'éclaire par parties, dans des tons rouges, bleus, roses, laissant apparaître des sections de musiciens habillés de blanc comme au Cotton Club: on croirait voir un orchestre de Cab Calloway infernal, avec Lucifer assis au milieu (dans la position de Dieu jugeant le monde aux façades des cathédrales gothiques). Et voici donc les danses de Lucifer.

Maxime Pascal, pour cette section, a pris les manettes, dirigeant de la salle, en déhanché, comme un (autre) diablotin sorti de sa boîte, cette énorme jazz band de musiciens qui pétaradent, hurlent, couinent, dans une écriture rythmée formidablement efficace. Le coup de génie étant cette utilisation de la vidéo qui a quelque choses des dessins de manga stylisant des parties du visage (la projection est de Florent Derex). Et Stockhausen a tout prévu: Danse du sourcil gauche: période de 11 doubles croches/ Danse de la joue droite: période de 6 triolets de noire/ Danse du bout de la langue: période de 3 blanches. Il y aura aussi les danses du sourcil droit, de l'oeil gauche, droit, de la joue gauche, des ailes du nez, de la lèvre supérieure, du menton.

Car, comme le dit la devise (de Stockhausen lui-même, rassurez-vous!): "Homme, tant que tu n'auras pas appris de Lucifer à quel point l'esprit de contradiction et l'indépendance déforment l'expression du visage et comment un sourcil peut danser contre l'autre sourcil... tu ne pourras tourner un visage en harmonie vers la LUMIERE (Licht)"

Et là, on est vraiment à l'opéra. Et à la fin tous les musiciens se battent, jettent leur partition, se révoltent, jouent ce qu'ils veulent devant Maxime Pascal, le chef, (sciemment) impuissant, dépassé...

Et l'on sort, il est neuf heures du soir, c'est le jour le plus chaud de la canicule, l'air est très doux. On a une heure pour rallier l'église Saint-Jacques-Saint-Christophe où se tiendra la seconde partie du spectacle, dans ce coin de Paris devenu très "tendance" où, en longeant le canal de l'Ourcq, on prend une bouffée de douceur de vivre française, ou européenne si l'on veut, cafés remplis où l'on boit debout si l'on ne peut s'asseoir, péniches-restaurants, gens installés en désordre le long de l'eau, les jambes pendantes, pique-niquant sur des tables pliantes ou la nappe à même les pavés, ou buvant un coup entre amis, dans un calme confraternel et respectueux qui est l'image même d'un Paris pas si oublié mais dont on parle à peine. Le Paris, disons-le, que voulaient tuer les terroristes du 13 novembre et qui continue, debout, à narguer la bêtise humaine. Lucifer rôdait-il par là?

C) Bertrand Renard, France Info Culture

J'atteins cette église que je ne connaissais pas (moi qui suis profondément rive gauche) en haut de marches bordant l'eau et d'un joli square où des familles bavardent et jouent. C'est une église de style byzantin, construite à la fin du règne de Louis-Philippe quand la population au nord de Paris commençait à devenir dense.

 

C) Bertrand Renard, France Info Culture

A l'intérieur l'église est bondée, sombre et bizarre, il fait très chaud, les éventails sont sortis; on est serrés comme des sardines et peu à peu des moines en blanc passent, pour se retirer dans une petite chapelle un peu cachée. D'autres moines entrent, plus nombreux, robe brune, robe franciscaine. Un oiseau en cage est posé par l'un d'eux sur l'autel. Dans le programme un texte de Saint François d'Assise accompagne l'Adieu de Lucifer auquel nous allons assister. C'est la "Salutation des vertus", en italien: Salut, reine Sagesse... / Dame sainte Pauvreté, que le Seigneur te garde... / Dame sainte Charité, que le Seigneur te garde... / Vous toutes, saintes Vertus, que le Seigneur vous garde... / Nul homme en ce monde, si d'abord il ne meurt, ne peut posséder une seule entre vous". Jusqu'à douze versets.

Et alors ce sera une heure de musique et de spectacle violente et superbe, où les moines en brun, le visage à demi caché, dansent une sorte de ballet autour de la nef en scandant de leurs sabots claquant au sol les chants, rauques, criés, coupés en deux, en trois, d'abord par un moine blanc, puis par les moines bruns par groupes ou en choeur, dans des crescendos et decrescendos psalmodiés, hurlés, avec des interventions sataniques d'un orgue colérique, avec trompettes et trombones hystériques depuis la tribune. Vacarme (bravo la spatialisation de l'église!) devant nous, perplexes, tant cette partie-là, cette ambiance-là, est différente de ce que nous avons vu. Piétinements des sabots, course des moines sur les bas-côtés, syllabes italiennes étirées, tranchées, embrassade des moines qui avancent ensemble comme dans la parabole des Aveugles, se tenant sans se voir, hallucinés, pendant que certains d'entre eux, de voix terribles et si sonores, chantent la parole de Saint François mais comme une parole noire.

Et soudain comme un éclair en moi...

Car Stockhausen décrit tout cela, ce rituel-là, mais avec une neutralité étrange, comme s'il marchait sur des oeufs face à la Sainte Eglise. Mais voilà (et c'est vraiment une interprétation toute personnelle): on est chez Lucifer, ces moines sont des moines damnés, qui relisent le texte de leur saint patron depuis les ténèbres, le hachant parce qu'il leur brûle la gorge, parce que l'ombre de Saint François, le pieux petit frère, leur est intolérable, les épouvante, les oblige à chercher dans cette église sombre la marque des musiques terrestres qui les ont accompagnés mais réécrites par Lucifer, orgue bruyant, trompettes agressives. Il y en a tant, dans les récits, de ces religieux qui ont fini au fond des enfers, qui sont devenus des fantômes maudits, aux portes même de Paris, vers le Val d'Enfer qui est devenu depuis, par un jeu de mots troublant, le quartier Denfert-Rochereau.

Tout s'explique alors: l' adieu de Lucifer se fait à l'envers de Dieu, avec ceux qui ont basculé du côté obscur non de la force mais de la religion chrétienne. Quand ils sortiront tous, les musiciens, ces moines magnifiques qui sont membres des choeurs de... l'Armée française (ils ont dû bien s'amuser), Maxime Pascal, remarquable organisateur de l'événement, et qu'ils salueront devant nous en haut des marches de l'église, ils auront déjà sacrifié au rituel décrit par Stockhausen: "La scène se termine sur le parvis de l'église. Le choeur d'hommes libère un oiseau et lance avec force des noix de coco sur la dalle du parvis"

Ainsi fut-il fait. Mais l'oiseau n'était pas une colombe, symbole de la paix et de l'Esprit Saint. C'était un corbeau noir, un corbeau de malheur et de superstition.

Luciférien.

C) Bertrand Renard, France Info Culture

"Samstag aus Licht" de Karlheinz Stockhausen. Direction musicale Maxime Pascal, conception du spectacle Damien Bigourdan et Nieto. Coproduction Le Balcon, IRCAM-Centre Pompidou, Philharmonie de Paris. Philharmonie 2 et église Saint-Jacques-Saint-Christophe les 28 et 29 juin.