C'est une reprise. Mais on ne va pas bouder son plaisir: un des plus beaux opéras de Verdi (qui en a pourtant écrit quelques-uns), un couple de vedettes, Roberto Alagna en Othello, Aleksandra Kurzak en Desdémone, une mise en scène classique mais intelligente d'Andrei Serban, plus des comparses globalement de qualité, de quoi ravir le public, si Alagna conserve sa voix!
La voix retrouvée d'Alagna
Je n'étais au courant de rien. Et c'est ainsi que j'ai assisté ce dimanche avec une totale tranquillité à cet "Otello". J'ignorais que la première s'était passée le jeudi précédent avec un Alagna souffrant, se demandant (lui et les spectateurs) s'il allait arriver au bout de ce qui est un des grands rôles de ténor, s'il n'est pas vocalement le plus périlleux. J' avais bien noté dans la première intervention d'Othello ("Esultate") un aigu un peu difficile mais je l'avais inscrit sur le compte de la "mise en voix" obligée de tout rôle, ladite voix étant un organe qui s'assouplit, s'arrondit, s'installe comme un moteur de haut vol quand on sait conduire l'engin, ce qui est le privilège des grands interprètes.
Aussi bien rien à dire ensuite: la vaillance, la puissance, la clarté de l'incarnation de notre Roberto national et aucun signe de fatigue. Mais sait-on jamais...
Belle tempête initiale
La mise en scène d'Andrei Serban a ses détracteurs. Elle date de 2004 et, semble-t-il, au fil des reprises, Serban l'a dépouillée de quelques effets mal accueillis. C'est un signe d'intelligence. Il en reste encore des petits détails qu'on ne comprend guère, les plumes de corbeau dont Othello entoure le lit de Desdémone avant de la tuer, comme s'il était un chamane indien conjurant le mauvais oeil. Encore (et j'étais plutôt bien placé) faut-il savoir que ce sont des plumes de corbeau...
De même la tempête initiale, qui voit le peuple de Chypre assister à la lutte d'Othello et de son équipage contre les éléments (dont ils triompheront) est magistralement conduite, avec ce jeu de projection vidéo sur les hauts murs des palais et les mouvements des habitants luttant contre le vent. Pourquoi donc renouveler l'expérience pour symboliser les états d'âme d'Othello (façon "tempête sous un crâne")?
Mise en scène heureusement classique
Cette mise en scène a surtout cette qualité d'être... parfaitement classique. Et vous ne pouvez imaginer comme cela fait du bien. Décor d'arches élégant (on est à Chypre) qui rappelle, avec ses perspectives diagonales, certains tableaux de Chirico, surtout quand un seul personnage s'y égare, belles lumières, parfois chaudes comme dans un tableau du Lorrain. Costumes que l'excellente Graciela Galan a été chercher à l'époque de Verdi et dans l'armée italienne (ce n'est pas original mais c'est très beau), un Iago, un Roderigo, dans l'armée de terre, un Cassio, tout en blanc, dans la marine.
Desdémone dans de jolis robes imprimées à dominante blanc cassé, Othello, l' "exotique", l' "homme d'ailleurs" avec bottes de cuir mais pantalon bouffant et tunique, à l'orientale: que c'est agréable, malgré la convention, après le trip "Deschiens" des "Troyens" et l'inexistence contemporaine de "Simon Boccanegra", d'en avoir ainsi plein les mirettes! Ce qui est tout de même la fonction première de l'opéra, n'en déplaise aux critiques que nous sommes: offrir au public de belles histoires tragiques, où l'on pleure à la mort cruelle des héroïnes, en ayant l'oreille contente et les yeux satisfaits.
Préserver la pureté du pouvoir
Pour le reste, et dans ce classicisme revendiqué, Serban a l'immense vertu de nous rendre d'une aveuglante clarté le complot de l'affreux Iago, les pièces du puzzle maléfique qu'il installe peu à peu pour prendre Othello à son piège. La raison, évidemment, est évacuée (par Verdi lui-même et Boïto, son librettiste) en deux phrases: Othello vient d'ailleurs, d'un lieu où les gens de sa couleur de peau sont esclaves et non capitaines. Mais Iago sait très bien aussi (sans du tout prétendre, et c'est intéressant, à prendre la place d'Othello), dans sa volonté de "faire le ménage" pour préserver la pureté du pouvoir, appuyer sur le mal-être d'Othello, sur sa violence permanente car -et Alagna le rend très bien- Othello est un guerrier, même au repos, qui est dans la pure action, prisonnier non seulement de ses émotions mais aussi de ses impulsions.
Verdi change sa manière
C'est l'avant-dernier opéra de Verdi, un Verdi déjà septuagénaire, quinze ans après "Aïda". Partition passionnante (suivra "Falstaff", oeuvre ultime, six ans plus tard) car Verdi change sa manière: bien moins d'écriture mélodique, orchestre autonome, longues mélopées, cantilènes, pas évidentes ni à chanter ni à mettre en place. Surtout, on sent le vieux Verdi à l'écoute de son temps: il y a, dans la fameuse tempête, quelque chose du dramatisme des opéras russes. Le grand duo d'Othello et Desdémone à la fin de l'acte 1 a des accents d'un Richard Strauss (les bois qui colorent, le cor anglais, la harpe, comme, un peu plus tôt, le "Gia nella notte" sur les cordes graves), l'étrange et superbe air de Iago (que Serban a la bonne idée de faire chanter devant le rideau, une tête de mort dans la main), "Vanne; la tua meta", louche déjà vers le vérisme et dans toute la deuxième partie c'est Puccini qui, souvent, pointe le bout de son nez.
Cependant c'est bien du Verdi, avec son sens dramatique, ses effets instrumentaux, inventant sur les paroles de Boïto des phrasés différents comme il le dit dans ses lettres. Et Serban a la bonne idée (aussi), sur une scène partagée par un voile léger, de toujours disposer, au loin ou à demi cachés, des témoins qui essaient d'entendre, qui épient, espionnent ou simplement sont là. De sorte qu'à cette distance on comprend parfaitement pourquoi le moindre geste, le moindre objet, sont compris, appréciés de travers.
Alagna et Kurzak remarquables
Alagna magnifique, je l'ai dit. Voix, donc, supérieurement conduite, sans forcer, personnage qui s'enferme sans le vouloir dans sa jalousie, au risque de tout perdre en montrant qu'il n'a pas les nerfs pour la fonction qu'il occupe, et Alagna le fait sans aucune exagération, comme un homme peu éduqué à affronter des sentiments. A ses côtés, Kurzak est remarquable. Elle réussit d'une voix pure, élégiaque, recueillie, le double morceau de bravoure de l'air du Saule et de l' "Ave Maria" mais mieux encore: sa Desdémone, douce et simple de coeur, n'est jamais ni fade ni mièvre, montrant une juste autorité dans sa défense de Cassio et une belle et digne incompréhension quand elle est bafouée par Othello. Et l'on a grand plaisir à constater que la conduite du chant, la beauté du timbre, la projection, progressent de rôle en rôle.
Quelques réserves sur Iago
Je serai plus réservé sur le Iago de George Gagnidze. Il tient le rôle mais la voix, et même le personnage, manquent de noirceur. C'est déjà étrange, un baryton qui a plus d'aigus que de graves. Et justement: Gagnidze ne fait pas peur, il manque de cette cruauté que Iago nous laisse constamment entendre. En outre la ligne de chant est parfois fluctuante, sans raison, surtout dans la première partie, la seconde est bien mieux.
Très bon Cassio de Frédéric Antoun, dont on connaît le timbre solaire mais qui y ajoute, dans la séduction comme dans l'ivrognerie, un vrai talent de comédien. Du coup le Rodrigo rival d'Alessandro Liberatore en devient anecdotique (Verdi joue pourtant sur leurs deux timbres de ténor); et le Lodovico de Paul Gay manque lui aussi de présence. Mais on a remarqué la Française Marie Gautrot, excellente Emilia, la suivante de Desdémone et épouse de Iago, qu'elle hait.
De subtils couleurs à l'orchestre
Des compliments au choeur, et surtout aux hommes, les femmes étant moins présentes. Quant à Bertrand de Billy, il donne de très subtiles couleurs à la partition d'orchestre, profitant des belles sonorités de nos musiciens d'opéra. Au risque, parfois, d'alanguir certains passages pour tomber dans le "piège Jordan": la volupté du son au détriment de l'énergie. Mais on pardonne beaucoup, à cause du couple-vedette.
"Otello" de Giuseppe Verdi, mise en scène d'Andrei Serban, direction musicale de Bertrand de Billy. Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 7 avril.
Alagna et Kurzak chantent Othello et Desdémone jusqu'à fin mars. Pour les représentations d'avril (1, 4 et 7) leur succèderont Alexandrs Antonenko (qui a déjà chanté le rôle ici avec succès) et Hibla Gerzmava (qui fut ici même une des Elizabeth de "Don Carlos")