C'était une soirée très attendue: une des plus grandes metteures en scène de théâtre du monde, la Britannique Deborah Warner, s'attaquait à "Traviata", l'un des opéras les plus joués. A condition, avait-elle précisé, que ce soit une prise de rôle pour la chanteuse incarnant Violetta. Ce qui sera fait. Et bien fait, à en juger par l'ovation reçue par Vannina Santoni, petite fille perdue que la maladie fauche au moment où elle voudrait déployer ses ailes.
Une Violetta qui croque la vie, une Traviata "nettoyée"
Et c'est déjà une image très émouvante que la blondeur de cette Violetta qui croque la vie, dans sa belle robe rouge (d'un rouge de fruit, framboise ou groseille) des années 40 (très beaux costumes de Chloé Obolensky), alors que nous savons déjà que la mort la ronge. Nous le savons d'autant que le choix de Jérémie Rhorer, de revenir à un diapason d'époque (et de nettoyer la partition de tous les emballements "de chanteurs", notes en contre-mi bémol ou autres que la tradition des ténors et des sopranos a avalisées mais que Verdi n'a jamais écrites) donne déjà à l'ouverture des couleurs grinçantes et sombres, cordes à la limite de la justesse mais qui ne dérapent jamais. Cette direction tonique et qui ne s'alanguit surtout pas, qui ne cède rien au romantisme, nous prive, surtout au début, de la sensualité qu'on attend mais, à l'acte final, le tranchant du son est implacable, comme si la Grande Faucheuse frappait à la porte à coups d'archets.
Mettre en scène "Traviata"...
Mettre en scène "Traviata", après tant de mises en scène. L'incarner, alors que, contrairement à Carmen (pour prendre un autre héroïne mythique), le personnage de Violetta est assez limpide dans le portrait qu'en brosse Verdi. Et souvent, on le sait, les grands metteurs en scène de théâtre ratent leur mise en scène d'opéra car ils font du théâtre... au détriment de la musique et surtout du livret.
Violetta revoit Violetta
Cela aurait pu. On est à demi-rassuré quand le rideau s'ouvre. Dans le fond, des ombres noires, telles des caricatures de Daumier, c'est le choeur, ombres qui s'animent, envahissent l'espace, celui d'un hôpital à la froideur clinique, que Violetta arpentait déjà dès l'ouverture dans sa blouse de malade, à pas menus. Mais voici (le choeur fait la fête, c'est le fameux "Libiamo") que surgissent Violetta (robe rouge donc) et Alfredo. On comprend d'emblée, et c'est suffisamment subtil pour que cette idée du double fonctionne clairement à nos yeux: Violetta, très malade (Aurélia Thierrée, la soeur de James Thierrée, la petite-fille de Charlie Chaplin) revoit la Violetta d'il y a quelques mois, joyeuse et amoureuse, qui faisait la fête, buvait ("Libiamo") jusqu'à s'étourdir. Ressemblance étonnante des deux Violetta et, durant toute l'oeuvre (à l'exception, et encore, du tableau "à la campagne"), la Violetta en arrière-plan qui se fait soigner revient parfois à l'avant-scène, caresse la tête de celle qu'elle était avant, la regarde, émue et résignée.
Mourir sans s'en rendre compte
Jusqu'à l'acte final, celui de la mort, où les deux Violetta ne sont plus qu'une: les fantômes ont disparu, on est dans le réel, la compassion respectueuse de l'infirmière, le regard navré, de temps en temps, du médecin (beau travail muet des acteurs Claire Egan et Stephen Kennedy) et Violetta, dans l'exaltation si émouvante qu'y met Vannina Santoni (magnifique "Addio del passato" avec des aigus sur la pointe du souffle), qui meurt en s'en rendant à peine compte, le regard tourné vers le ciel, où brille encore quelque part la lumière de la vie.
Une femme simplement amoureuse
Il suffit de cela pour faire une "Traviata" mémorable. Il suffit de cette idée simple, énoncée avec, non pas pudeur mais retenue. Il y a aussi une autre idée simple -c'est en tout cas ainsi que nous l'avons compris: à l'"héroïne déchue rachetée par l'amour" (le titre français de "La Traviata", qui eut très vite sa version française, moins de dix ans après sa création, est "La dévoyée") Warner substitue une femme amoureuse et c'est tout. Une femme qui rêve d'être avec son amant (le symbole de la campagne n'est plus de se cacher mais de vivre en paix) et que sa condition, soyons vulgaire, de poule de luxe, rattrape au moment où elle le souhaite le moins.
Un père auquel on n'apprenait pas l'émotion
C'est pourquoi la scène où Germont père vient lui demander de renoncer à son fils est capitale -et nous émeut comme jamais, grâce en particulier à un Laurent Naouri magnifique: l'homme (qui pourrait être plus désagréable quand il arrive chez Violetta, persuadé qu'elle en veut à l'argent familial), raide, selon les conventions de l'époque, comme un parapluie, est soudain profondément ému par le sacrifice de la jeune femme auquel il ne sait comment répondre car, aux Parisiens grands bourgeois du Second Empire, on n'apprenait pas l'émotion. Le regard impuissant de Naouri vers Santoni quand Violetta fond en larmes, un regard d'à peine une seconde, est admirable.
La blondeur de Santoni, son chant intime...
Une troisième "idée simple" est très belle elle aussi mais elle peut avoir été inspirée à Deborah Warner par la personnalité de Vannina Santoni elle-même, sa blondeur à la Ludivine Sagnier, à la Marilyn Monroe: Violetta est jeune, elle l'est en tout cas plus qu'Alfredo, contrairement à la tradition. Et l'on revient ainsi au modèle, Marie Duplessis, morte à 23 ans, même si à l'époque les années comptaient double, surtout celles des courtisanes. Santoni met une grâce infinie d'oiseau fragile dans son personnage, renforcé par un chant intime, jamais poussé mais toujours audible grâce aux couleurs sombres de la voix, à l'impeccable conduite du chant, à l'intelligence aussi de la chanteuse qui réussirait presque à nous faire croire, alors que Violetta est un des rôles les plus difficiles du répertoire, que ce chant-là coule de source du gosier pourvu qu'on en ait la voix. Le public ne s'y trompe pas, qui fait un triomphe au terrible passage du premier acte qui enchaîne les fameux "E strano" et "Sempre libera".
De superbes lumières, une grande direction d'acteurs
Bien sûr on peut ici ou là trouver telle présence du "double" trop appuyée, ou moins d'invention dans la scène finale où les deux amants se retrouvent. Le décor de l' "acte à la campagne" est lui aussi attendu (sauf qu'on s'en fiche, vue la force de la situation) Mais que de belles intuitions, y compris dans la fête chez Flora, avec ces lumières de cauchemar (superbes, signées Jean Kalman), ces ombres fumeuses qui rappellent les dessins à l'encre si hantés de Victor Hugo, et qui hantent les souvenirs de Violetta! Deborah Warner grande directrice d'acteurs: on a parlé de la grande scène entre Naouri et Santoni; la rencontre de Violetta et Alfredo, sur une simple estrade noire, est un ravissant ballet où Santoni fait tourner sa robe, avec une précision chorégraphique des gestes et des attitudes.
On a dit la révélation que constitue Vannina Santoni, sa grâce, sa délicatesse et le bonheur que procure son chant. On a dit la présence de Naouri qui n'a peut-être pas la voix profonde (de "baryton chantant" italien!) de Germont père mais qui, avec ses moyens propres, livre une prestation musicalement parfaite.
Nos réserves sur Alfredo
On est en revanche plus réservé sur l'Alfredo de Saimir Pirgu, pourtant familier du rôle. Pour le dire vite il "fait le job". Pas très fin comédien, indifférent, plus exactement, à ce que l'on exige de lui (les duos avec Santoni, avec Naouri voient ces deux-là essayer de trouver en lui une réponse qui ne vient pas), un peu plus concerné quand il se croit trahi par Violetta. Son désespoir final sent la convention. Musicalement il a toutes les notes du ténor mais le timbre manque de charme. Au moins tient-il sa ligne de chant sans trop faire d'effets.
On n'est pas convaincu non plus par la Flora de Catherine Trottmann: le chant reste dans la gorge, sans grand agrément. Mais ce sont, dans tous les cas, des rôles secondaires, parmi lesquels se fait remarquer la très juste Annina de Clare Presland. Chez les hommes, mention au Gaston du jeune ténor Matthieu Justine: quelques belles phrases mais surtout une présence solaire et joyeuse au point que Deborah Warner en fait un peu le "prince" des noceurs, ceux-ci incarnés avec talent par le choeur de Radio-France.
Et la petite fille perdue s'effondre, les yeux tournés vers le ciel, non pour y voir Dieu mais, une dernière fois, la lumière de la vie terrestre.
"La Traviata" de Giuseppe Verdi, mise en scène de Deborah Warner, direction musicale de Jérémie Rhorer; Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 1er, 3, 5 et 7 décembre à 19 heures 30, le 9 décembre à 17 heures.