A l'Opéra-Bastille, "Un bal masqué" de Verdi est repris dans la mise en scène de Gibert Deflo. Mise en scène classique, élégante et... lugubre. Mais qui ne trahit pas l'oeuvre, un noir mélodrame inspiré d'un fait-divers historique, l'assassinat du roi de Suède Gustav III lors d'un... bal masqué! La distribution d'aujourd'hui, honnête, voit les femmes triompher des hommes.
Le meurtre d'un roi
Gustav III de Suède était ce que l'on appelait un despote éclairé, gouvernant son pays en réduisant les privilèges de la noblesse. Un officier de sa suite tira à bout portant sur le roi lors d'un bal masqué au palais royal de Stockholm, le 16 mars 1792. Gustav mourut deux semaines plus tard.
La pièce de Scribe dont Verdi s'est inspiré fait allusion à une aventure que le roi aurait entretenue avec une femme de la cour, provoquant la jalousie du mari. Moyen idéal pour le compositeur de réunir l'action publique d'un souverain proche de son peuple et l'action privée d'une intrigue amoureuse. Mais la censure du royaume de Naples refusa qu'on mît en scène un régicide ainsi qu'un adultère et la censure romaine, sous l'autorité du pape, refusa qu'on évoquât un roi protestant.
Verdi s'inclina donc.
Improbable transposition en Amérique
Riccardo est gouverneur de Boston dans une Amérique du XVIIe siècle encore soumise aux Anglais. Le peuple américain le soutient, la noblesse américaine complote contre lui (peu importe qu'il n'y eut JAMAIS de noblesse en Amérique)
Riccardo a pour meilleur ami Renato, qui le met en garde contre les conjurés, mais il est amoureux d'Amelia, la femme de Renato, qui le lui rend bien. Renato découvrira le secret des deux amants, se mettra à la tête des conjurés et lors d'un bal masqué... pas pan pan pan mais un coup de couteau dans le ventre!
Des éléments de mélodrame
L'on rêve à ce qu'aurait été "Un bal masqué", une grande tragédie sur le pouvoir, la liberté et l'amour, si la censure n'était absurdement passée par là, plongeant l'histoire dans les eaux noires du mélodrame, avec tous les clichés qui y sont associés. Heureusement la musique est d'une très belle qualité, sans toutefois regorger d'airs qui sont des "tubes" comme dans "Traviata" ou "Trouvère", mais avec en particulier de magnifiques ensembles.
Verdi s'essaie à des couleurs sinistres et violentes, furieux coups de timbales, claquements de cuivres, beaux effets dramatiques des cordes (dès l'ouverture); mais surtout il mêle comme rarement, en s'appuyant sur les caractères, le dramatisme (les personnages d'Amelia, de la sorcière Ulrica, des nobles comploteurs) et l'insouciance, à travers le personnage de Riccardo, qui semble accepter son destin avec quelque inconscience, et surtout celui d'Oscar, page joyeux, organisateur des plaisirs de son maître, qui, de cavatines en valse légère (son air ravissant, "Saper vorreste" dans l'acte du bal), est le personnage le plus original de l'oeuvre. Oscar, qui est un rôle travesti, bénéficie de la grâce de Nina Minasyan, voix facile et légère, charme des vocalises piquées, souplesse de la ligne vocale et, de plus, le sourire et la mutine beauté.
Mise en scène en noir
Cette tragédie du pouvoir, Verdi l'écrira heureusement avec "Don Carlos"... mais ce sera autre chose. Et Gibert Deflo, dans sa mise en scène, respecte par trop la lettre de l'oeuvre. C'est plutôt sinistre, cette gamme de noirs, d'aigles écrasants (la démocratie américaine!) et de hautes colonnes gagnées par le charbon, où le pauvre Riccardo lui-même apparaît perdu. L'antre de la sorcière Ulrica, avec ses grands serpents de bois formant portique et ses femmes noires pratiquantes du vaudou, est assez caricatural. Ulrica elle-même, en annonciatrice du destin -forcément fatal- n'apporte pas grand-chose à l'intrigue, contrairement à la sorcière Azucena du "Trouvère"
Surtout, si l'on a quelques notions historiques, on voit bien que nous est décrite une Amérique de fantaisie. Deflo nous présente un gouverneur du XVIIe siècle adepte d'une "bonne gouvernance" (nous dit-il dans ses notes d'intention) à la Lincoln - et d'ailleurs les costumes, surtout ceux des conjurés, sont uniformément "guerre de Sécession". Les pratiques vaudous d'Ulrica renvoient à l' époque de l'esclavage, et diverses interrogations de Deflo à propos du livret demeurent sans réponse, ce que le metteur en scène accepte humblement...
Et voix d'hommes en deuil
Tout cela tiendrait tout de même la route (et l'on doit honnêtement reconnaître que le public de Bastille, pourtant si coutumier des broncas, a été exemplairement muet quand Deflo est apparu) si les chanteurs se montraient un peu plus acteurs.
Le Riccardo de Piero Pretti ne démérite pas... dans le style ténor italien: jolie voix, aigus faciles, belle projection, ce tic, qu'adorent les amateurs, où l'on fait vibrer la note quand il le faut. Mais... un chant glacé, qui ne véhicule aucune émotion, de sorte que l'on se fiche complètement de son sort. Simone Piazzola, en Renato, est plus décevant encore. Etait-il souffrant? Aucune projection, en retrait dans les ensembles, comme s'il chantait derrière un rideau, alors qu'à certains moments, trop rares, on entendait de sa part de fort belles choses (le "Ho giurato" où il entraîne sa femme repentante vers la ville, fort belle image à la fin du second acte)
Mikhail Timoshenko, jeune vedette du film "L'opéra" il y a un an, campe, lui, Silvano, pêcheur joyeux, avec une projection en grand progrès et un timbre de baryton qui s'étoffe...
L'Amelia superbe de Radvanovsky
L'Ulrica de Varduhi Abrahamyan est sans reproche, Abrahamyan fait de louables efforts pour donner une présence maléfique à son personnage, sans toujours y parvenir. Son registre de contralto est techniquement parfait mais ses graves n'ont pas les couleurs somptueuses d'une... Shirley Verrett par exemple.
Sondra Radvanovsky est une très grande Amelia. Dès son entrée dans l'antre d'Ulrica elle est cette femme perdue, blessée, qui souffre de ce que son coeur lui impose, consciente de déchoir et ne pouvant s'en empêcher. Mais elle n'en fait jamais trop, haute silhouette tout en noir comme déjà en deuil de sa vie. C'est au prix, au début, de quelques notes incertaines mais très vite on est conquis par la splendeur de la voix, la précision des aigus, l'émotion de la ligne vocale. Radvanovsky échappe au mélodrame pour tirer ce "Bal" vers la tragédie. Elle devra pourtant soigner ses attaques dans les notes tenues qu'elle amplifie très bien en de somptueux crescendos. Et le public lui fait un triomphe mérité.
Les voix du mélodrame
Bertrand de Billy insiste surtout sur les contrastes entre les passages légers et les passages dramatiques: c'est très judicieux mais au détriment d'une vision de l'oeuvre et sans toujours la volupté sonore qu'y mettrait un Jordan. Les cordes de l'orchestre sont très belles mais les vents sont ternes, inhabituellement. Choeurs sans grande vie, figés par la mise en scène.
Le bal masqué lui-même est, en noir et blanc, un beau moment visuel et funèbre. Il y avait peut-être là une piste à suivre par Deflo, celle de l'écroulement d'un monde ancien, la monarchie, en cette année 1792 (l'assassinat de Gustav) où la Révolution crée en France la République. Le metteur en scène ne l'a pas cherché. Il nous reste les voix du mélodrame.
"Un bal masqué" de Giuseppe Verdi, mise en scène de Gilbert Deflo, direction musicale Bertrand de Billy, Opéra-Bastille, Paris, les 19, 22, 25, 28 (matinée), 31 janvier, 3, 6 et 10 février.
Sondra Radvakovsky assure en Amelia toutes les représentations de janvier. Anja Harteros (qui devait assurer aussi cette première du 16 janvier) fera les représentations de février. "Si elle n'annule pas..." murmurait un connaisseur. Ah! les réputations...