Une "Carmen" dans la violence de l'Espagne franquiste, avec Alagna victime et bourreau

Don José (Roberto Alagna) poignardant Carmen (Clémentine Margaine) C) Vincent Pontet

Monter "Carmen", l'opéra le plus célèbre du monde... et donc forcément donner sa version de "Carmen"! Le chef-d'oeuvre de Bizet (si, si: c'est en écoutant enfin tout "Carmen" dans sa continuité et non pas seulement "L'amour est enfant de Bohème" ou "Toréador en gaaaarde" qu'on se rend compte de la splendeur de son inspiration) ne peut être simplement, pour un metteur en scène, une espagnolade avec robes gitanes et fleurs dans les cheveux. Mais une fois qu'on a dit ça, et à moins de faire n'importe quoi en déstructurant "Carmen"....

UNE CARMEN COHERENTE AVEC L'ESPRIT DE L'OEUVRE

Car c'est dans l'air du temps depuis quelques années de déstructurer tout et son contraire, les opéras, les robes. Et maintenant les tartes aux pommes, dans les pâtisseries ou les restaurants.

La première qualité de la nouvelle "Carmen" de l'Opéra-Bastille est donc là: Calixto Bieito, le metteur en scène, réussit à proposer une "Carmen" qui tient la route, qui repose sur une vraie vision, dont on peut, enfin, se dire: "Ah! oui, c'est cohérent. c'est dans l'oeuvre. Cela ne la trahit pas"

Carmen Clémentine Margaine) et les soldats C) Vincent Pontet

Carmen (Clémentine Margaine) et les soldats C) Vincent Pontet

C'est pourquoi les sifflets qu'on a pu entendre lors de la première vendredi étaient injustes et injustifiés. Mais, je l'ai déjà dit ici même, une grande partie du public de l'opéra attend qu'on lui donne d'abord de la musique (et même cela...) sans avoir à trop réfléchir à ce qu'on lui propose en scène, à ce qu'il voit, sursautant dès qu'un détail vient perturber son confort, surtout si le détail le choque un peu.

UNE MISE EN SCENE POUSSEE JUSQU'AU MALAISE

Et il y a ce genre de détails dans la mise en scène de Bieito. Même si l'on a vu plus sulfureux.

Mais ce n'est pas forcément le sulfureux qui pouvait, qui peut, mettre en état d'inconfort dans cette production. Production que Bieito a déjà montrée ailleurs (au Liceu de Barcelone) et qu'il a très bien revue et resserrée, disent ceux qui l'avaient vue là-bas.

Il y a quelque chose d'étrange dans le chef-d'oeuvre (on le répète) de Bizet, le contraste entre cette musique énergique, colorée, poétique, positive, et l'histoire racontée qui s'assombrit au fil des actes pour se conclure dans la tragédie. Et cette étrangeté-là, Calixto Bieito l'accentue jusqu'au malaise. Dès le début. En situant "Carmen", et c'est tout bête, dans l'Espagne de Franco.

Carmen (toujours Clémentine Margaine) et plein de soldats C) Vincent Pontet, Opéra de Paris

Carmen (toujours Clémentine Margaine) et plein de soldats C) Vincent Pontet, Opéra de Paris

 

LA CRUAUTE DE L'ESPAGNE DE FRANCO

Une Espagne sous le joug des militaires, et peu importe le moment exact, une Espagne, d'une pauvreté extrème, où des hommes au sang chaud vivent dans la frustration sexuelle imposée par un catholicisme rétrograde et par des traditions séculaires.

Dès l'ouverture, le brigadier Morales (on pense au sketch de Didier Benureau!), tête et silhouette de tortionnaire à la Pinochet, humilie un soldat puni en le faisant courir mitraillette à la main, à moitié nu, pendant des heures, sous le cagnard andalou.

Les autres soldats ont les mêmes têtes hagardes et conditionnées, l'apparition d'une fille jolie (Carmen) provoque une émeute, tout cela sous le drapeau rouge et jaune claquant au vent, comme si Bieito nous disait: "C'était cela, l'Espagne".

DES GAMINS AU VENTRE CREUX QUI QUEMANDENT DE LA SOUPE

Et l'air de la "garde montante" sera chanté par des gamins miséreux, au ventre creux, qui quémandent un peu de soupe auprès des militaires, ces piliers du régime. Cela, cette pauvreté-là, on la voit très bien chez les photographes, Cartier-Bresson, Alvarez Bravo, d'autres encore, anonymes. Calixto Bieito est de Burgos, une des villes les plus conservatrices d'Espagne, une des premières à s'être donnée aux troupes franquistes en 1936.

Les enfants attendent de la soupe plutôt que la garde montante C) Vincent Pontet

Les enfants attendant de la soupe plutôt que la garde montante C) Vincent Pontet

Du coup, la gitane Carmen et ses amis délinquants sont aussi, par leur marginalité même, les seuls à être un peu libres dans cette société corsetée, verrouillée, étouffée.

FRUSTRATION, VIOLENCE ET CORRIDA

Bien sûr, aux actes 2 et 3, comme on est dans ce monde gitan ("de bohémiens" disent Bizet et Mérimée, l'auteur de la nouvelle, et Meilhac et Halévy, les auteurs du livret), les symboles de la frustration, de la violence, sont moins évidents, donc moins forts, malgré l'énorme taureau aux cornes viriles qui domine la scène, ce taureau que l'on voit encore sur les collines d'Andalousie.

Mais on ne peut ignorer non plus cette gamine qui danse un flamenco de rue, et qui finira sûrement très vite dans la prostitution, formée à la séduction devant nous par les amies de Carmen, Mercédès et Frasquita. Fantaisie de metteur en scène, cela aussi? La belle Otero, la fameuse courtisane de la Belle Epoque, née Agostina Otero Iglesias, dans la région de Galice, celle de Franco, violée à onze ans, prostituée à treize...

Et les soupirs agacés ou les ricanements accompagnant cet homme qui se déshabille et, nu, reproduit avec une grâce folle les gestes mêmes des passes de la corrida: provocation de Bieito? A cette époque, XIXe siècle, où le sport était encore marginal, on s'entraînait comme dans la Grèce antique et les modèles nus des peintres étaient souvent des lutteurs, sans l'ombre d'une gêne par rapport à leur corps...

UNE SOCIETE PROGRAMMEE POUR LE MALHEUR

Tout, évidemment, ne se justifie pas aussi aisément, il y a des facilités, des passages moins réussis (la confrontation d'Escamillo et de José manque de fluidité et de présence) Mais il y a dans cette vision quelque chose de dur, de sec, de sans complaisance, qui fait que la tragédie arrive de manière complètement naturelle. Cette société, même quand elle se distrait, et de toute façon, sa distraction, la corrida, est une distraction de sang, cette société, franquiste ou non, est programmée pour le malheur.

Aleksandra Kurzak Micaëla) et Roberto Alagna Don José) C) Vincent Pontet

Aleksandra Kurzak (Micaëla) et Roberto Alagna  (Don José) C) Vincent Pontet

SENSUALITE, COULEURS, UNE CARMEN EST NEE

La Carmen de Clémentine Margaine épouse parfaitement cette fatalité-là. Margaine, que personne ne connaissait chez nous avant cette soirée de vendredi et qui, cependant, est française, est, évidemment, une Carmen: la sensualité, le jeu du corps (la manière dont, sur le "Coupe-moi, brûle-moi" de l'acte 1, décidément très réussi, elle se frotte au mât du drapeau à la manière des danseuses des sex-clubs de Las Vegas), la beauté incroyable des graves, l'étendue de la tessiture, sa qualité  d'un bout à l'autre, et ces couleurs de "sol y sombra" dans le timbre, font oublier une ligne de chant qui, dans la force du jeu, est souvent chaotique, et une technique vocale encore perfectible où certaines notes deviennent inaudibles sans raison (dans le "Sur les remparts de Séville") Elle sera, pour cela même, contestée par certains, mais il est probable qu'au fil des soirs, elle va devenir, pour nous français, une Carmen incontournable, comme elle l'a déjà été sur d'autres grandes scènes: le plus bel air de l'oeuvre, de mon point de vue, celui des cartes (qui est aussi la première acceptation de son destin par Carmen) est admirable, de chant et de jeu.

Don José, cette fois avec Carmen (Alagna et Margaine) C) Vincent Pontet, Opéra de Paris

Don José, cette fois avec Carmen (Alagna et Margaine) C) Vincent Pontet, Opéra de Paris

 

LA GENEROSITE D'ALAGNA

Roberto Alagna, qui n'avait jamais chanté Don José à Paris, est annoncé souffrant. Et ,effectivement, le chant démarre, contrôlé, sans couleur, comme si le chanteur testait en direct où il en est, même si la vaillance et les aigus sont bien là, évidemment sans non plus l'éclat habituel. Mais plus il avance dans le jeu, plus le personnage de Don José se décompose, plus la nature généreuse du chanteur l'emporte. Le tournant est au fameux "La fleur que tu m'avais jetée" où l'émotion qu'il met se brise à la fin sur la note haute  (le si bémol au-dessus de la portée) du "Et j'étais une chose à toi" rattrapée par un passage en voix de tête d'une intuition admirable. Le "Carmen, je t'aime" qui suit est aussi flageolant que brûlant.

Aleksandra Kurzak (Micaëla), Vannina Santoni (Fransquita), Clémentine Margaine (Carmen), Roberto Alagna (Don José) C) Vincent Pontet

Aleksandra Kurzak (Micaëla), Vannina Santoni (Frasquita), Clémentine Margaine (Carmen), Roberto Alagna (Don José) C) Vincent Pontet

MICAELA TROP "GRANDE DAME"

Aleksandra Kurzak, madame Alagna à la ville, a la grâce de Micaëla, elle en a la belle ligne de chant, les aigus moelleux, elle est très bien, avec un peu de coquetterie, dans la scène initiale, et aussi dans celle avec José ("Ce baiser, je vous le donnerais") Très bien aussi à l'acte 3 quand elle entraîne José hors du camp gitan. Pourquoi faut-il qu'elle gâche cette merveille qu'est le "Je dis que rien ne m'épouvante"? La musicalité est exemplaire, la prononciation un peu moins ("J'ai tort d'avoir peur" devient "J'ai tour d'avoir pair") mais surtout... elle chante cela comme une princesse chez Verdi, tenant glorieusement ses aigus en un interminable point d'orgue, ce qui n'a évidemment rien à voir avec son personnage d'humble paysanne espagnole à l'ardente piété.

DECALAGES...

Le chef Bertrand de Billy ne sait pas trop dans quel direction aller, hésitant entre la volupté et la violence. Après une ouverture carrée, trop rapide et sans nuances, il réussit davantage les passages où l'écriture de Bizet est à la pointe sèche que ceux où l'orchestration est gorgée de couleurs. Il a surtout fort à faire, et ce fut le gros défaut de cette soirée, à rattraper ses chanteurs sans parler de les discipliner. Décalages nombreux de Clémentine Margaine, fâchée avec la rythmique, qui prolonge trop une note ici, ne suit pas là la prosodie de Bizet, dont on se rend compte qu'elle est faussement simple et que les phrases s'y terminent souvent sur des contretemps. Alagna n'est pas en reste, même Kurzak n'est pas toujours exemplaire. Les choeurs sont un peu plus disciplinés mais eux aussi, s'ils montrent une vraie vaillance, ont leurs instants confus.

ESCAMILLO ET LES SECONDS ROLES

C'est aussi le problème de Roberto Tagliavini dans son premier couplet de l'air du Toréador. Dans le deuxième il suit enfin la battue du chef. Son Escamillo est beau de timbre et parfait de diction, très bien dans la confrontation du 3 avec José, émouvant dans sa déclaration d'amour à Carmen à l'acte final.

Roberto Tagliavini (Escamillo) tenant Antoinette Dennefeld (Mercédès), sur le toit Clémentine Margaine (Carmen) puis Vannina Santoni (Frasquita) C) Vincent Pontet

Roberto Tagliavini (Escamillo) tenant Antoinette Dennefeld (Mercédès), sur le toit Clémentine Margaine (Carmen) puis Vannina Santoni (Frasquita) C) Vincent Pontet

Les seconds rôles sont excellents, au point qu'on les remarque vraiment, ce qui n'est pas toujours le cas. Magnfiques Frasquita de Vannina Santoni et Mercédès d'Antoinette Dennefeld. Le Moralès de Jean-Luc Ballestra use de son beau timbre de baryton pour rendre toute la cruauté du rôle. Zuniga exemplaire de François Lis. Le Dancaïre de Boris Grappe, le Remendado de François Rougier: rien à dire...

UNE BOULEVERSANTE SCENE FINALE

Dernier acte: le sable, des cercles tracés comme les cercles de l'enfer, la lumière aveuglante éclaboussant le plateau nu. Carmen, José. Elle absente, déjà ailleurs, lui, brûlant d'intensité, de sanglots, d'amour blessé, frappé à mort, victime bientôt bourreau, et nous assistant comme jamais à la mise à nu d'un meurtre passionnel, compatissants et terrifiés pour chacun tour à tour. Alagna à son meilleur d'acteur, dans l'intensité du personnage dont il explore comme peu la folie amoureuse, la frustration, la blessure inguérissable de l'abandon, avec sa voix qu'il pousse à faire peur (une probable bronchite) au point de s'imposer parfois le parler-chanter pour qu'elle tienne, cette voix, et elle tient, à peu près; et Margaine, qui suit, qui épouse, écoute, se rebelle, dans l'intimité d'un plateau immense où l'on est si près d'eux, même au dernier rang. C'est magnifique, bouleversant, et in extremis cela donne à cette "Carmen" quelque chose dont elle manquait trop souvent: l'émotion.

Escamillo et Carmen (Tagliavini et Margaine) C) Vincent Pontet, Opéra de Paris

Escamillo et Carmen (Tagliavini et Margaine) C) Vincent Pontet, Opéra de Paris

Il faudra la revoir, cette "Carmen", jouée sur trois mois, avec quatre Carmen, les autres rôles en double, et deux chefs. Il faudra revoir, et mieux regarder aussi, cette mise en scène de Calixto Bieito, qui ne va pas assez loin sans doute, mais le pouvait-il, dans l'exploration des démons violents d'une période de l'histoire espagnole où la tragédie noire de son héroïne s'inscrit dans le jaune solaire et le rouge sanglant d'un drapeau.

"Carmen" de Georges Bizet, mise en scène de Calixto Bieito, direction musicale Bertrand de Billy et Giacomo Sagripanti (en mars et avril), à l'Opéra-Bastille dans différentes distributions jusqu'au 16 juillet... (celle de la première fait tout le mois de mars)