Folle journée de Nantes: l'Amérique de Gershwin et la Russie de Prokofiev rencontrent l'accordéon-musette

E. Macarez puis le quatuor Hermès encadrant F. Brut C) Manuel Braun

L'accordéoniste Félicien Brut que j'avais entendu à Reims  revient avec ses camarades donner plusieurs concerts: salles combles. Un Cd vient de sortir, le "pari des bretelles". Quant à l'insolite du jour: un moine espagnol écrivant des fandangos il y a 250 ans...

Le coup de coeur: l'accordéon voyageur de Félicien Brut

Il y a souvent des tentatives pour réunir des styles musicaux difficilement compatibles.Toutes ne sont pas réussies. J'avais été très séduit par la manière dont Félicien Brut (avec la complicité non négligeable de l'adaptateur Thibault Perrine) rencontrait le quatuor classique Hermès et le contrebassiste Edouard Macarez pour une aventure où, justement, Jacques Brel sonnait aussi "classique" que Prokofiev et Prokofiev aussi "populaire" que Brel (voir ma chronique du 3 juillet 2018). Cela fonctionne toujours; Brut, avec son talent de conteur, en donne les clefs à chaque concert. Et c'est très intéressant, en particulier sur les idées reçues que nous pouvons avoir.

On dansait dans les villages d'Auvergne

Première idée reçue: le bal musette est un truc typiquement parisien. Pas du tout (et en bon Auvergnat Brut défend sa région) En Auvergne et en Limousin on dansait beaucoup dans les villages (pour se réchauffer) au son des cabrettes (ou musettes), des sortes de cornemuse plus simples (et moi-même je simplifie) en peau de chèvres (d'où cabrette)

Quand les Auvergnats, avec les Aveyronnais, vinrent à Paris à la fin du XIXe siècle, ils apportèrent la tradition du bal. Bal-musette en l'occurrence, avec les instruments qui allaient avec.

Félicien Brut avec accordéon C) Manuel Braun

L'accordéon, instrument universel...

Deuxième idée reçue: l'accordéon corrézien... ou parigot. En fait l'accordéon vient d'Italie. Mais il fut adopté par le petit peuple, où figuraient beaucoup d'Italiens immigrés, parce que d'une variété musicale largement plus efficace que la gentille petite musette, qu'il finit par remplacer. Mais le bal en garda le nom. Accordéon italien, accordéon aussi en Russie ainsi que dans les orchestres tziganes, et bien sûr le petit frère argentin, le bandonéon... L'accordéon est universel.

Troisième idée reçue: les guinguettes, repos du peuple aux jours chauds, que les congés payés ont popularisées du côté du Plessis-Robinson, de Nogent, de Joinville-le-Pont Pon Pon... En fait, il finissait par y avoir tellement de bagarres entre les Italiens et les Auvergnats que le préfet de police (je ne sais lequel) interdit le musette dans la capitale et qu'on alla danser, faute de mieux et l'été arrivant, sur les bords de Marne ou les étangs de Robinson.

... et même pas le "piano du pauvre"!

La seule vérité, c'est que l'accordéon est vraiment l'instrument du peuple. Mais il n'est même pas "le piano du pauvre" ni "le piano à bretelles", les manières de jouer n'ont aucun rapport.

On retrouve le répertoire des concerts sur le "Pari des bretelles" avec l'accordéon sur les thèmes juifs de Prokofiev, l'accordéon jouant les klaxons de Gershwin, l'accordéon de Piazzolla et Galliano. Dommage! Il n'y a pas le "Vesoul" de Brel...

L'insolite: un religieux qui écrit des fandangos

Je ne vous ai pas dit qu'il les dansait. Il s'appelait Antonio Soler, espagnol, moine hiéronymite. Les hiéronymites, c'est l'ordre, souvent, ibérique, de Saint-Jérôme, il y a un magnifique  monastère des hiéronymites à Lisbonne (et juste à côté une pâtisserie qui fait des pastels de nata, ces petits flans croquants saupoudrés de sucre glace qu'on s'arrache après la messe du dimanche...)

Lisbonne: le monastère des Hiéronymites C) Manuel Cohen

Bertrand Cuiller est claveciniste comme son père Daniel. Il nous propose un programme "Scarlatti à Paris", Paris où Scarlatti aurait rencontré Rameau. Il ne suit pas l'ordre défini, change les sonates ("De toute façon, ce sont simplement d'autres numéros, vous vous en fichez") puis oublie de nous dire ce qu'il joue alors qu'il a tout  changé puis regarde l'heure ("Je fais toujours des programmes trop longs") On sent alors qu'on approche de la fin, peut-être encore un morceau. Je crie "Le fandango!"

Le fandango de Soler.

Bertrand Cuiller s'apprêtait à le jouer. Il demande un tourneur de page.

Le fandango, danse brillante et implacable

Le fandango est cette danse andalouse brillante, qui s'accélère doucement malgré son implacable rythmique. Le moine Soler a composé dans la lignée de Scarlatti une oeuvre incroyable, ensoleillée comme l'Espagne peut l'être les après-midis implacables de Castille, du côté de l'Escorial où Soler est mort en 1783. C'est la première musique répétitive jamais écrite, et qui sait qu'elle l'est, avec un humour à froid qui me réjouit toujours, comme si ce fandango ne devait jamais s'arrêter, un fandango infernal et livré à lui-même, changeant à la marge et ralentissant et repartant et se reproduisant, sur un thème qu'on ne peut jamais oublier, en utilisant toutes les ressources d'un clavecin qui jette ses derniers feux (le piano arrive)

Délivrez-moi de ce cauchemar

Le tourneur de page nous dira qu'avec toutes ces notes il savait à peine où il en était, qu'il n'osait plus tourner de peur de se tromper. Cuiller, lui, était occupé à jouer tout ce que sa virtuosité lui avait enseigné. Pas assez d'humour, comme un Christian Zacharias qui le joue au piano (Zacharias est un merveilleux interprète de Scarlatti) et qui, à un moment se retourne vers vous comme pour vous dire: "Quand est-ce que ça finir? Est-ce que quelqu'un va me délivrer de ce cauchemar?" Le cauchemar de ce petit bijou, ce petit chef-d'oeuvre. Mais on ne sait si Soler en était conscient.

Je m'en fiche. J'ai eu mon "Fandango" de Soler. J'étais venu uniquement pour ça.

"La folle journée" du 2 février

"Le pari des bretelles", oeuvres de Prokofiev, Gershwin, Piazzolla, Galliano, Viseur et Perrine par Félicien Brut, accordéon, Edouard Macarez, contrebasse et le Quatuor Hermès. Un Cd Mirare