Angela Gheorghiu, récital d'une diva à l'Opéra-Garnier, entre fascination et agacement

Une diva! C) herbert Neubauer / APA

Angela Gheorghiu est assez rare en France. Un récital à l'Opéra-Garnier provoque donc dans le monde des amateurs de lyrique une sorte de frémissement. La diva nous proposait il y a quelques jours un "voyage musical à travers l'Europe". A la hauteur de son talent?

La robe rouge, le chignon, le sourire

Elle entre dans une robe rouge somptueuse (les chaussures, quand on les entraperçoit, sont oranges), le chignon parfaitement tenu. Elle est au bras de son pianiste. Toujours. Pour entrer, pour sortir, au point qu'on se demande s'il n'est pas un peu plus que cela (mais cela ne nous regarde pas) Grand sourire, toujours, de la diva. Des "merci" constants, murmurés. Des gestes gracieux. Spontanés, pensent les aficionados. Totalement contrôlés, pensent ceux qu'elle commence à agacer (il y en a, j'en rencontrerai...)

"Callas, sors de ce corps"

Je me garderai bien de prendre parti. Car cette manière d'être est un spectacle en soi. Plus encore, à l'heure de la simplicité de certaines vraies stars (et je n'ai pas dit que Gheorghiu n'en était pas une), assumer d'être une diva, à la manière d'une Madonna, mais parfois, dans le cas de Gheorghiu, au risque de la minauderie, est un choix qu'il faut assumer. A plusieurs moments on a envie de crier: "Callas, sors de ce corps". D'autant que j'étais aussi près d'elle que Callas, sur un yacht, d'Onassis, observant ses moindres gestes, ses moindres regards.

Mais il y a un programme. Il arrive qu'elle chante.

Beaucoup d'airs, mais pas d'opéra

Assez souvent, d'ailleurs. On a suffisamment entendu, c'est une mode, de "faux" récitals où la cantatrice (ou le ténor), entre un morceau d'orchestre ou un duo, se contente d'un morceau sur trois, parfois sur quatre, pour saluer le réel engagement qui ne la fera disparaître que deux fois (et l'une des deux fois, j'y viendrai, le fut peut-être pour d'autres raisons que musicales) Il reste que, première déception, pas un opéra.

C) Vladimir Vyatkine / Spoutnik

Mais, me direz-vous, il y a des mélodies magnifiques. Le problème est qu'elles n'étaient pas toujours là. La diva (appelons-la ainsi) commence par l'Italie post-baroque, un Pergolèse ("Tre giorni son que Nina...") qui n'est même pas de Pergolèse: elle installe sa voix sur une tessiture réduite (ce n'est pas si facile) dans une longue phrase où elle réussit de fort jolis diminuendos, malgré une ou deux acidités. C'est du registre "musique populaire" et pas déshonorant; mais quand on sait ce qu'elle chante...

"Plaisir d'amour", au secours! Mais Debussy oh! oui...

Montée en puissance avec le "Nel cor piu non mi sento" de Paisiello. La voix se déploie plus. Elle joue, mutine, ce n'est pas Bartoli mais enfin... Et en même temps ce n'est que du Paisiello. Un Rameau pour suivre, "Le grillon" ("Petit grillon, n'ayons du monde aucun souci"), joliment chanté (il ne manquerait plus que le contraire) mais là encore...

Et "Plaisir d'amour". Oui, elle a osé...

On commence à se dire que ce répertoire n'est pas vraiment digne d'elle. Mais voici Massenet, l'"Elégie" ("Je ne vois plus le ciel bleu. Je n'entends plus le chant joyeux des oiseaux, ô bien-aimé, tu t'en es allé"): c'est bien mieux, malgré un petit vibrato qui s'installe dans les aigus. Et "Nuit d'étoiles", un Debussy de jeunesse magnifique, enfin, où elle est vraiment dans sa voix.

De Chopin à Rachmaninov... pour la voix

Puis "Tristesse" de Chopin. Nous qui commencions à monter sur notre petit nuage! Même si elle y met une vraie conviction, ce texte lugubre et niais sur "Tristesse"... Et dans ce cadre!

Elle sort. Alexandru Petrovici, son pianiste, joue le fameux "Prélude opus 3 numéro 2" de Rachmaninov. Il s'y révèle... meilleur accompagnateur que soliste. Au moins cela ouvre l'appétit pour trois belles mélodies du Russe, de la mélancolie ("Et toi, mon rêve...") à "La joie du printemps", aigus parfaits, graves plus difficiles.

Sourires, baisers. Entracte.

Superbes Italiens d'une tragédienne

Au retour, grande robe de faille noire et argent, escarpins noirs à boucles argentées, cheveux défaits d'une Méditerranéenne prête à tous les sanglots. Et voici la plus belle partie du programme: les Italiens. Deux Bellini superbes (de qualité musicale et de musicalité), "Malinconia" et "Vaga luna", un Donizetti ("Me voglio fa na casa") où elle joue, plutôt bien, le "populaire". Nous rappelant quel sens elle a du bel canto, du chant de la Péninsule en général: ses graves, du coup, sonnent mieux, à certains moments la beauté de la ligne vocale esquisse nos souvenirs de ses grands rôles de Verdi ou de Donizetti... qu'on n'entendra pas.

Et un superbe Respighi, "Nebbie" ("Les brumes"), grandes phrases ascendantes et contrastes marqués, qui sonne comme du Puccini, et où Gheorghiu montre tout: les aigus, la puissance, la violence, la souffrance, le désespoir. Tragédienne enfin, s'oubliant comme si elle lâchait prise.

Une petite rose éclose

Enfin presque. Une dame lui lance une (toute petite) rose. Elle la respire avec un sourire d'extase comme si c'était un bouquet somptueux... Une diva, c'est cela aussi.

"Ideale" de Francesco Tosti, l'auteur de tant de canzonnette... Où elle se montre exaltée et fatale.

Petrovici revient. Il nous joue, allez savoir pourquoi, la "Sonate au clair de lune" de Beethoven. Quelques "petites notes" disparaissent, une fausse note survient, dans ce mouvement lent qui n'est pourtant pas bien difficile (pour l'interprèter, c'est autre chose...)

A la Mostra, à l'époque de "Tosca" C) Gabriel Bouys

Des airs de son pays

La diva est de retour. Robe moins longue, anthracite, avec grande étole au plumetis noir et blanc, escarpins noirs à talons argentés. Et... non, elle n'a pas changé de coiffure. Trois mélodies inconnues (au moins peut-on lui reconnaître l'originalité) de Roumains... inconnus et qu'elle a dû chanter au conservatoire de Bucarest. Le "Cantecul fluierasului" de George Stephanescu s'écoute, sans plus. Les trois Tiberiu Brediceanu (on les citera, pour le plaisir de citer du roumain: "Cine m-aude cântând / Dragu m-i, mândro de tine / Floricica de pe apa") sont bien mieux: le premier avec un vrai caractère national, des hésitations chromatiques et de la nostalgie à pleines brassées ("Je ne chante pas parce que je sais chanter mais parce que cela repose mon coeur": Angela, pourquoi être si modeste?)

Le second, entraînant, avec des rythmes un peu hongrois (très lent / très vif) Le troisième, rythme de berceuse, sur un petit enfant qui s'endort. Et la diva, dans ces airs-là, est évidemment impeccable. Mais on serait heureux de ces gentilles choses si elle nous les chantait au coin du feu, chez elle. Pas dans SON récital à l'Opéra-Garnier.

Les bravis et les regrets

Ah! si, enfin: de l'opéra!

L'air le plus célèbre de "Martha" de Flotow, le "Die letzte Rose" mais a priori en italien (alors que c'est une ballade irlandaise; en même temps il est possible que Gheorghiu nous en ait donné la version roumaine) Puis "The bohemian girl" de l'Irlandais Michael Balfe: vous connaissez? Moi non plus. (Céline Dion chantant "Titanic", c'est bien mieux)

Les "bis"? Trois. Merci! Un "O mio babbino caro" parfait (Puccini, "Gianni Schicchi"), mais qu'elles chantent toutes, il ne dure que 2 minutes 22. Le "Je te veux" de Satie, inattendu, qu'elle nous dit aimer infiniment. Elle le prouve. Enfin "Because you come to me", qui sonne parfois comme du Bernstein parfois comme du Céline Dion. Un standard américain qu'on doit à une Française, Hélène Guy, qui se faisait appeler Guy d'Hardelot.

Des bravis, des bravas, des bravos, des bravés, des pluies de roses, des "merci", des baisers. Bon. Mais elle aurait chanté ça, Callas?

Récital Angela Gheorghiu, avec Alexandru Petrovici, piano. Oeuvres de Pergolèse, Paisiello, Rameau, Martini, Massenet, Debussy, Chopin, Rachmaninov, Bellini, Donizetti, Tosti, Respighi, Beethoven, Stephanescu, Brediceanu, Flotow et Balfe. Opéra-Garnier le 17 juin.