Que serait la musique française sans la fondation Bru Zane? Un continent oublié? Le festival Bru Zane, 6e du nom, qui dure tout le mois de juin dans divers lieux de la capitale, faisait escale au théâtre des Bouffes du Nord pour deux programmes, l'un bouffon, l'autre mélancolique, dont Offenbach était le trait d'union.
La fondation Bru Zane
Cela commençait par une heure délicieuse et bouffonne, qui valait d'ailleurs davantage par ses qualités scéniques que proprement musicales. Mais Bru Zane, c'est aussi cela. Rappelons que Nicole Bru, riche héritière d'un laboratoire pharmaceutique, a créé en son palais vénitien une fondation qui explore "le grand XIXe siècle français", très grand en effet puisqu'il va de 1780 à 1920, de Marie-Antoinette à Clemenceau.
Et donc aux Bouffes du Nord prenaient place "Deux bouffes en un acte", pochades de messieurs Offenbach ("Les deux aveugles") et Hervé ("Le compositeur toqué"), dont Lola Kirchner tire une mise en scène amusante, signant aussi des décors astucieux et de délirants costumes.
"Haveugle de Nessance"
C'était compter aussi avec le talent de deux chanteurs, Raphaël Brémard (en Fignolet et Patachon, bien plus calme) et Flannan Obé (Giraffier et Séraphin, celui-ci domestique encore plus toqué que son maître) Et les voix sont là, même si le chant n'est pas primordial, malgré le juste accompagnement au piano de Christophe Manien.
On serait presque au cirque, avec l'auguste et le clown blanc. Chez Offenbach, ce sont deux rivaux, chez Hervé un valet et son maître. "Les deux aveugles" le sont autant que je suis nonne. Hier ils étaient cul-de-jatte ou manchot près du pont Saint-Michel et, mendiants, se faisaient de l'ombre. Les voici en un autre point de Paris, ayant eu la même fâcheuse idée de perdre la vue, l'un "Haveugle de Nessance" l'autre "par assidan". "L'aveugle à qui qu'on fait l'aumône N'est point z-un faux né... (répété deux fois) un faux nécessiteux" se présente à nous Patachon. Giraffier, lui, nous raconte l'origine napoléonienne de son triste sort: "La Bérésina était prise. Les crocodiles s'avançaient en silence, avides de dévorer les gondoliers norvégiens de l'estuaire". Le récit d'aventure tournera court et les deux hommes, à la recherche d'un rare passant, en déploreront leur fausse cécité.
Hervé, à découvrir
C'est du Offenbach d'avant les grands succès -peu avant-, et qui inaugura SON théâtre des Bouffes-Parisiens, alors situé sur les Champs-Elysées, avec ce petit acte. On lui dispute cependant d'avoir inventé l'opérette puisqu' Hervé avait fait jouer "Le compositeur toqué" un an avant, en 1854.
Florimond Ronger, dit Hervé, qui fut l'ami d'Offenbach en même temps que son rival, et dont on ne connait plus (et sans vraiment les avoir entendus!) que "Les chevaliers de la Table Ronde", le "Petit Faust" et "Mam'zelle Nitouche": son "Compositeur toqué" qui serait (disait le célèbre critique Francisque Sarcey) "la première manifestation de l'opérette" est en tout cas d'un grand délire, comme l'est Fignolet lui-même, l'auteur ronflant et totalement mégalo de la symphonie "La prise de Gigomar par les Intrus" en "ut grand dièse".
La folie de Flannan Obé
Un Fignolet dépassé par la naïveté burlesque du valet (joué et chanté avec une folie délicieuse par Flannan Obé) qui nous fait un aparté: "Il va venir vous réciter sa symphonie. Elle est pleine de brémols. C'est moi que j'fais le tonnerre". Arrive le compositeur: "Toi, mon frère, mon compagnon d'armes, tu vas nous chanter d'un air pathétique le chant du Mississipi - Dam' oui, m'sieur Fignolet. Puissque j'ai épousseté vot' piano".
Et le lendemain on passe "Au pays où se fait la guerre"
Patriotisme ou désespérance
C'est un programme qui a tourné pendant quatre ans (de 14 à 18 -mais 2000!) dont c'était, comme nous le confiait Alexandre Dratwicki, son maître d'oeuvre, l' "irrévocable dernière". Mais quelle merveille! De conception, de musicalité, d'originalité!
"Le départ / Au front/ La mort / En paradis": c'est l'itinéraire, non même d'un soldat, mais du pays où se fait la guerre, dont on nous raconte en musique, avec beaucoup de subtilité, comment on y est passé du patriotisme à une forme de désespérance qui, dans les années 20, ne pouvait plus vraiment contenir l'interrogation "A quoi ça a servi?" transformée en "Plus jamais ça!". On sait ce qu'il advint...
Mel Bonis ou Mélanie
Les trois premières parties s'ouvrent par un mouvement de quatuor avec piano. Le finale du premier date de 1915, il est de Mel Bonis. La connaissiez-vous? Elle fut la condisciple de Debussy au Conservatoire, et se fit appeler Mel (pour Mélanie) afin de ne pas être ostracisée comme compositeur femme. Son quatuor est superbe, ce serait presque le 3e quatuor de Fauré retrouvé, avec des montées chromatiques qui explosent dans un lyrisme poignant. L'écriture de piano est très moderne, assez peu mélodique, la mélodie est aux cordes. "Au front", c'est le 2e quatuor de Fauré, joyeux et vif, coulée de musique où l'on imagine les pioupious la fleur au fusil. Contraste avec "la mort" et le si douloureux mouvement lent du 1er quatuor, construit comme une élégie ascensionnelle, grave, inspirée, profonde et recueillie.
Beau quatuor, Druet magnifique grande-duchesse
Et l'on découvre, autour de l'excellent violoniste Pierre Fouchenneret, le beau violoncelle de Pauline Buet et l'alto magnifique de Léa Hennino, deux jeunes femmes qui sont encore un peu discrètes dans le jeu mais quel son, quelle musicalité quand elles sont en solo! Le jeune David Violi est lui aussi une belle découverte, tenant d'exigeantes parties pianistiques avec un toucher d'une grande beauté, malgré quelques problèmes de rythme.
Et Isabelle Druet entre en scène. Elle chantera Offenbach (les deux airs de "La grande duchesse de Gerolstein", celui du "Sabre de mon père" et le "Ah! que j'aime les militaires" ) avec plus d'intelligence encore qu'en décembre aux Invalides. Il faut entendre comme elle interprète la phrase "Cela me plairait-il, la guerre?": moment, enfin, de lucidité d'une grande-duchesse qui prend conscience que jouer aux petits soldats avec des soldats vivants n'est pas tout à fait sans risque.
Le ton toujours juste dans la mélodie
Le "Je suis veuve d'un colonel" (de "La vie parisienne") verra évoluer la dignité vertueuse de la veuve (qui n'est pas plus veuve que moi) en agacement devant les contraintes de son statut. Et Druet est parfaite dans l'air de la vieille comtesse de "La fille du régiment" de Donizetti (où triomphèrent Dessay et Florez): "Les Français, chacun me l'assure, sont une troupe de brigands / Pour peu qu'on ait de la figure, ils deviennent entreprenants"
Mais Druet fait mieux: en en montrant l'ambiguïté profonde elle relie les airs d'Offenbach et de Donizetti aux mélodies graves qui ponctuent la marche du soldat et de ceux (celles) qui l'attendent. Cela en trouvant toujours le ton juste, jamais "trop" jamais "pas assez" ("pas du tout Sarah Bernhardt" disait quelqu'un) avec un art du dire qui va à l'étrangeté de Cécile Chaminade ("Exil"), aux "Larmes" du méconnu Benjamin Godard ("On ne les a pas soupçonnées/ Les larmes qui brûlaient mes yeux"), composées quelques semaines avant sa mort, puis aux deux chefs-d'oeuvre de Duparc, d'une si grande force, le "Au pays où se fait la guerre/ Mon bel ami s'en est allé... En partant, au baiser d'adieu / Il m'a pris mon âme à ma bouche... Et moi toute seule en ma tour / J'attends encore son retour" (poème archaïsant de Théophile Gautier) et l'" Elégie" ("Qu'il dorme dans l'ombre/ Où froide et sans honneur repose sa dépouille"). Enfin au "Recueillement" de Debussy, tellement Debussy (le baudelairien "Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille")
Ce temps que deux guerres ont englouti
Druet aborde le paradis avec Théodore Dubois, qui fut directeur du Conservatoire: sa "Chanson de Marjolie" est d'une douleur et d'une pudeur magnifiques. Une troisième compositrice, Nadia Boulanger, avec son "Elégie" nous ouvre vers le plus radical XXe siècle où elle fut si active....
Le concert se referme avec un dernier "Quatuor avec piano", celui de Reynaldo Hahn, de 1946, après l'écroulement de l'Europe. Une valse lente, très années 50 déjà, qui cherche un peu sa mélodie et se souvient de l'ancien temps, celui de Proust, l'amant, ce temps que deux guerres ont englouti. Hahn meurt au début de l'année suivante. On aura en bis son "Heure exquise", le coeur plein de ce programme original et magnifique, où le travail de recherche et d'adaptation de Dratwicki (toutes les mélodies sont accompagnées par le quatuor) n'est pas pour rien dans son succès.
- "Deux Bouffes en un acte": Offenbach ("Les deux aveugles") et Hervé ("Le compositeur toqué") par Raphaël Brémard et Flannan Obé, ténors, Christophe Manien, piano, mise en scène de Lola Kirchner, Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, le 5 juin.
- "Au pays ou se fait la guerre", oeuvres de Bonis, Offenbach, Chaminade, Fauré, Donizetti, Godard, Duparc, Debussy, Dubois, Nadia Boulanger, Reynaldo Hahn. Isabelle Druet, mezzo, ensemble "I Giardini" (David Violi, piano, Pierre Fouchenneret, violon, Léa Hennino, alto, Pauline Buet, violoncelle) Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, le 6 juin