Parsifal en bermuda moutarde, les chevaliers du Graal en survêtement: Richard Jones, le metteur en scène, prive délibérément ce "Parsifal" de toute grandeur et de tout mysticisme. Heureusement la partie musicale est largement à la hauteur.
Le testament de Wagner
"Parsifal", oeuvre-testament que Wagner pourra de justesse entendre six mois avant sa mort, c'est le Perceval des chevaliers de la Table Ronde, d'Eric Rohmer et de Chrétien de Troyes mais son histoire, qui fut toute une épopée, nous est racontée par Wagner en seulement trois moments dont il est le témoin avant d'être le héros.
"Jeune homme pur de tout péché", Parsifal débarque à la cour d'Amfortas, le souverain de Montsalvat qui veille sur le Graal. Mais Amfortas a été blessé par le magicien Klingsor d'un coup de lance inguérissable; Amfortas baigne dans son sang, souffre mais ne peut mourir, protégé qu'il est par le Graal. Seul un garçon innocent peut le délivrer du sortilège.
Parsifal, gardien du Graal
Encore faut-il qu'il conserve cet innocence, que Klingsor cherche à lui faire perdre en lui présentant de magnifiques filles-fleurs puis Kundry, personnage ambigu, d'abord sauvageonne, ensuite séductrice. Kundry est dans les mains de Klingsor, Parsifal lui résiste, elle le maudit, le condamnant à une vie d'errance. Entre-temps Parsifal a tué Klingsor et s'est emparée de la lance sacrée, qui est celle qui perça le flanc du Christ.
Bien plus tard, de retour à Montsalvat, royaume désormais immobile et funèbre, Parsifal, qui a vécu mille épreuves, retrouve Kundry, la baptise, guérit Amfortas et devient le nouveau gardien du Graal.
Christianisme, mysticisme et sortilèges
Ce roman d'apprentissage mélangé de christianisme, de mysticisme et de sortilèges nous montre un passeur, témoin venu de nulle part, qui gardera sa pureté, à quel prix!, et acceptera son destin de souverain du ciboire sacré. C'est au moins un des mérites de Richard Jones de très bien orchestrer le double mouvement de l'oeuvre, la marche initiatique du pur Parsifal et le renoncement d'un Amfortas exsangue, dont le corps vacille sous le poids d'un pouvoir qu'il ne supporte plus.
La secte des chevaliers?
Mais Richard Jones ne se cache pas de vouloir démythifier l'oeuvre, la faire évoluer vers tout autre chose, qui serait l'emprise que provoque le Graal sur un groupe de jeunes gens fascinés qu'un roi et ses conseillers gardent ainsi sous influence. Ces jeunes gens, pages ou chevaliers, lisent, sous la statue dorée de Titurel, père d'Amfortas et fondateur de la communauté du Graal, le même livre intitulé "Wort" (le mot): le verbe (saint), la force du discours embrigadant la communauté des chevaliers qui ressemble à une secte?
Bermuda moutarde et filles-maïs
Mais justement: l'histoire de Parsifal, dans ce décor froid de collège où URTZ, le décorateur et costumier, multiplie les espaces, cuisine, chambre d'Amfortas, gymnase où l'on se réunit pour les discours du roi (parfaite et rare utilisation, avec ces lieux qui défilent devant nous, de la machinerie de Bastille), devient tout à fait annexe. Avec son bermuda moutarde et son polo Bordeaux, en chaussettes montantes et sandalettes, il apparaît insignifiant, face aux filles-fleurs que Richard Jones et URTZ transforment en filles-maïs, d'une vulgarité sans nom (on a échappé aux filles-haricots verts ou aux filles radis rose)
Parsifal, grand chanteur et piètre comédien
Ce n'est que quand il revient tant d'années plus tard en tenue, hélas! de "black bloc" mais au moins de guerrier que Parsifal prend enfin sa vraie dimension: Andreas Schager, magnifique chanteur mais piètre comédien, s'appuie alors sur sa voix à la projection superbe, aux aigus parfaits, pour nous convaincre qu'il peut régner. Peter Mattei, Amfortas qui, lui, ne le veut plus, est au moins un grand acteur et, on le sait, un baryton d'immense talent qui donne à son personnage toute sa dimension de souffrance.
On aime aussi beaucoup le Gurnemanz de Günther Groissböck, vraie basse dont il a les graves sonores, plein d'humanité dans son rôle de conseiller du roi un peu phraseur.
Anja Hampe nous présente deux visages et l'on ne sait si c'est à Jones qu'on les doit. En sauvageonne la voix bouge, les graves sont incertains; en séductrice la ligne de chant est souple, les graves et les aigus faciles. Le Klingsor d'Evgueni Nikitine résiste à sa tenue de serial killers des prisons américaines.
Un grand Philippe Jordan malgré quelques complaisances
Philippe Jordan, dès l'ouverture, exacerbe ses qualités et ses défauts: thèmes sublimement phrasés et silences interminables! Des nuances impalpables, un orchestre transparent, des interventions solistes en suspension, une musique en état de grâce. Et soudain des tempos étirés, l'impression que la tension de l'oeuvre se relâche, que le beau pour le beau l'emporte.
Parsifal, chevalier ordinaire
Et comme par hasard il s'agit de moments où la mise en scène piétine, le duo de Parsifal et de Kundry ou le retour de Parsifal quand, sous la statue dorée, Kundry lui lave les pieds... avec sa salive, avant qu'il ne la baptise: cérémonial bâclé, incompréhensible.
Mais le public, après plus de quatre heures de musique, fera preuve d'enthousiasme au baisser de rideau. Comme si la triviale banalisation de ce "Parsifal" ne le dérangeait pas. Forcément: on lui a à peine montré le vrai destin de Parsifal.
"Parsifal" de Richard Wagner, mise en scène de Richard Jones, direction musicale de Philippe Jordan. Opéra-Bastille, Paris, les 20 mai (14 heures) et 23 mai (18 heures)